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Petite oasis de culture philosophique et littéraire

Venez chercher ici de petites doses de culture, sous la forme d'articles de philosophie ou d'extraits littéraire et comme le baobab déployez de nouvelles racines vers le ciel des idées.

La philo ! À quoi ça sert ?

vendredi 1 août 2014


La plus grande question philosophique qui soit est sans doute : à quoi sert la philosophie ? Et question plus insoluble encore : à quoi peuvent bien mener des études de philo ? Depuis le début de l’humanité au moins, ou un peu avant suivant d’autres experts, l’homme a commencé à philosopher en lisant dans les étoiles et les constellations qui étaient encore visibles en cette époque lointaine. Et depuis au moins autant de temps, il s’est aussi demander à quoi servait tout ça. Si comme les petits homo-sapiens qui demandaient au vieux sage encore poilu de la troupe pourquoi c’était important de savoir que la constellation d’Orion et celle du Grand chien étaient à côté et que finalement on était des microbes dans l’immensité de l’univers, bonne nouvelle ! Vous êtes au bon endroit ! Ici aussi, on se le demande ! 

La philo, ça sert à tester son self-control et à pouvoir se reconvertir en conseiller d’orientation spécialisé. Tout étudiant en philosophie finit irrémédiablement par ressentir une certaine gène à avouer ce qu’il fait comme étude. Car à tous les coups, on va lui poser la question fatidique, après un blanc de rigueur : « hum...  et ça mène à quoi la philo ? » Au début, il essayera de contourner la première question en répondant sur un ton vaguement mystérieux qu’il est juste étudiant en sciences humaines, sans en dire plus. Ensuite, devant les questions incessantes, il répondra avec un certain malaise et commencera à réciter par cœur tous les débouchés possibles et imaginables à sa formation, alors même qu’il ne s’était jamais vraiment posé la question auparavant : « ben... avec un diplôme de philo on peut faire professeur de lycée, enseignant-chercheur, passer les concours de la fonction publique, ou de science-po, journaliste... ». Avec le temps - passant par tous les stades de l’acceptation-  le dit étudiant commencera à répondre du tac au tac d’une voie assurée : étudiant en philo ! En espérant secrètement paraître tellement sûr de lui, que toute autre question sur le sujet aurait l’air vaine. Mais face à l’échec de cette dernière tentative, rageant de plus en plus devant cette curiosité presque sadique dont le monde entier semble faire preuve à son égard (comme si ce n’était pas assez difficile de faire des études sans débouchés apparents) l’étudiant en philo pourrait répondre à votre question de façon légèrement agressive : « PHILO ! »  agrémenté d’un : « ET SI ÇA TE PLAIT PAS C’EST PAREIL ! » plus ou moins sous-entendu ou poli. Et il ne faudra pas vous étonner non plus de le voir se contraindre à retenir ses mains pour ne pas vous étrangler sur le champ , car vous seriez le questionneur de trop. La philo, ça ne sert peut-être pas à grand-chose mais si on ne s’est pas laissé aller à tuer un ou deux curieux intempestifs pendant ses 8 années d’études (la longueur de cette formation étant une circonstance atténuante) on gagne assurément en confiance et contrôle de soi. Sachant que la meilleure réponse est celle de Bruce Lee : « J’ai fais philo pour pouvoir réfléchir longuement au fait que je n’aurai pas de travail. »



 La philo ça sert à prouver que l’action désintéressée existe encore. Car oui, on peut encore de nos jours, malgré la conjecture actuelle et la famine en Afrique, faire des études qui nous plaisent et s’en sortir dans la vie ! N’en déplaise à tous ceux qui font des études privées plus brillantes de l’extérieur, mais bien moins intéressantes de l’intérieur, dans l’espoir incertain d’arriver à un job qui leur plairait, du moins qui serait bien payé... (Mais c’est pareil, non ? ) Les étudiants en philosophie résistent encore et toujours à l’envahisseur capitaliste, qui voudrait que chaque action entreprise ait un but précis et lucratif. En philo, on a le plaisir de pouvoir faire une petite dizaine d’années d’études, sans savoir où l’on va vraiment et de commencer avec une paie guère plus haute que le SMIC. Un tel privilège, digne du sacrifice des plus grands sages antiques qui marchaient dans les rues de Grèce à la lumière de leur lanterne pour mendier leur pain, n’est pas donné à tout le monde. L’ultime étudiant qui aura su résister à chaque partiel le front haut et le poignet engourdi par les dissertations à répétition, voyant chaque année passant décimer la moitié de ses compagnons de rangs, sera la preuve ultime que l’action noble existe encore. Car seule une volonté sans faille ou une inconscience totale, peut permettre à celui qui s’est nourrit de vérité au berceau de braver les étapes une par une, le long de sa quête effrénée sans but pour arriver au sommet des listes de pôle-emploi, (malgré ses faibles chances d’arriver à passer l’agrégation sans venir de normal sup, et de trouver un poste en faculté). De quoi faire passer en comparaison les engagements humanitaires dans les pays en guerre du tiers monde pour des actions basses et purement égoïstes ! 

 La philo ça sert à savoir écrire... sur tout et n’importe quoi et à pouvoir vendre un iPad tactile à un manchot. En philo, on manie des mots, des mots et des idées pour et contre, dans un sens, et dans un autre. On tortille toutes les idées pour les faire rentrer et arriver au résultat qu’on a choisi.  Philosopher, c’est rechercher la vérité dites-vous ? Et bien non, en tout cas ce n’est pas le but de l’exercice antique de la dissertation. Pourtant l’idée première de cette forme de rédaction n’était pas si bête : on adopte un premier point de vue, puis un second plus ou moins opposé pour répondre à une question donnée, et enfin, en troisième partie, on se dit que c’est un peu plus compliqué que ça et que la réponse à la question doit résider en fait dans un troisième point de vue que l’on avait pas soupçonné au départ. Mais en fait, cela revient le plus souvent à feindre d’adopter un point de vue qu’on sait totalement idiot en premier lieu, pour continuer sur un autre en disant le moins possible, dans le but de ménager un effet de surprise en dévoilant notre troisième idée qu’on connaissait depuis le départ, tout en ayant eu tout le loisir d’égarer le lecteur entre-temps. C’est pourquoi briller en dissertation, c’est être un expert de la manipulation, d’où le fait connu que les groupes de téléphonie mobile et autres vendeurs-escrocs recrutent à la sortie des facs de philosophie. « Bonjour, Monsieur ! Vous cherchez un téléphone à commande vocale parce que vous n’avez pas de bras ? Mais êtes-vous sûr que c’est ce dont vous avez vraiment besoin ? C’est vrai que de vouloir cultiver les plaisirs de l’amitié en appelant vos proches peut vous paraître essentiel, mais êtes-vous sûr que cette amitié factice et connectée est bien réelle ? Hobbes n’a-t-il pas dit que l’homme est un loup pour l’homme ? Ne devriez-vous pas plutôt cherchez à cultiver vos connaissances dans la solitude pour mieux vous connaître, en vous exerçant au dessin ou à l’écriture sur un de nos tous derniers iPads par exemple ? Que me dites-vous !? Vous ne pourrez pas l’utiliser parce qu’il est tactile ! Mais comment pourrez vous évoluer si vous cherchez ainsi toujours la facilité, je vous le demande ? Vous voulez être heureux n’est-ce pas, monsieur ? Oui ? C’est ce que je pensais. Et bien alors pensez-vous que les clefs du bonheur soient accessibles au premier venu qui ne s’en donnerait pas les moyens ? Si vous voulez végéter dans votre handicap, soit ! Mais si c’est la félicité que vous voulez, ce n’est que dans la difficulté que vous pourrez la gagner ! Je vous en mets un ? deux ?  un pour chaque bras en moins pour corser la difficulté ? non qu’un seul pour commencer, bien ! Félicitations monsieur, ça fera 700 euros s’il vous plaît. » 
La philo ça ne sert peut-être pas à grand chose mais l’étudiant en philosophie pourra toujours trouver facilement un job d’été et réussir à vendre n’importe-quoi à n’importe qui ou le contraire. 

 La philo ça sert à prendre les coups durs de la vie pour des sujets profonds de réflexion. Comme il est à plaindre en effet celui qui perd son travail, sa petite-amie et son domicile le même jour, et qui n’a même pas le lot consolateur de prendre son malheur comme un sujet potentiel de thèse ! Le philosophe lui, prend du recul, même beaucoup de recul s’il le faut. Et comme il passe son temps à rechercher le Bien, avec un grand B, celui de bonheur et de béatitude, quand il lui arrive un sale coup, il s’assoit prend sa lourde de tête dans une main et se demande pourquoi ? Bien-sûr il est tout aussi triste que les autres, parce que la philosophie ce n’est pas de la magie, et que bon, il ne faut pas se le cacher c’est surtout de la théorie tout ça ; personne n’a jamais essayé de l’appliquer pour de vrai !  Mais il peut quand même se demander s’il avait vraiment besoin de tout ce confort matériel superflu finalement ? Oui ? Et bien au moins il le sait maintenant, le chanceux, même si Épicure n’est pas d’accord et lui fait les gros yeux. Si aujourd’hui il dort à même le sol, abrité par un carton un brin mouillé, il ne se sent que plus proche des stoïciens qui, par conviction philosophique, préféraient les surfaces dures au plus moelleux des matelas. Et oui, la philosophie ça ne sert pas à grand chose, mais quand on est au fond du trou, on peut toujours oublier son malheur cinq minutes en dissertant sur lui et converser avec un philosophe mort pour se sentir moins seul. 


La philo ça sert surtout à ne pas penser par soi-même ! Certains croit bêtement que philosopher c’est bâtir ses propres idées sur la société, la vie, les hommes contre la conformité établie ! Mais avez-vous déjà vu, un philosophe se citer lui-même ? Non ! Car lui il sait et il regarde d’un air silencieux mais supérieur, tous ceux qui pensent réinventer la roue à chaque fois qu’ils formulent une idée. En philo, on pense par beaucoup de gens, même par beaucoup, beaucoup, de gens parfois, mais rarement par soi-même ! À quoi ça servirait d’ailleurs, puisque tout a été dit ! L’étudiant en philo, c’est celui qui, entre amis, et peut importe de quoi vous êtes entrain de parler, vous dira : Oui, d’accord, mais ça c’est Nietzsche, mon vieux ! » ou Bergson, ou Deleuze... C’est celui qui, quand vous lui proposez de s’asseoir répond : « Volontiers, comme le disait Spinoza, on est bien mieux assis que debout hein ? » et qui rigole. Oui, car en plus de converser avec des philosophes morts l’étudiant en philo fait des private jokes avec eux ! Et personne n’osera le contredire de peur de paraître inculte. Mais le malaise passé, c’est sympa d’inviter chez soi un philosophe, parce que d’abord même à une soirée pépère il ramène toujours derrière lui dix à vingt penseurs, (certes un peu vieux et il n’y a que lui qui les voit), mais comme ils ne sont jamais d’accord entre eux ça met un peu d’ambiance ! Et quand il est en forme, l’étudiant en philo traduit même en français ce que ces fantômes instruits lui raconte. Mais surtout, rien de tel que d’avoir un étudiant en philo sous la main, quand vos amis se transforment en meuble dans votre salon et que vous vous allez vous couchez. Il y a une phrase magique qu’il faut apprendre par cœur et dire avec la bonne intonation : « Dis-moi Paul, que penses-tu du concept d’étant chez Heidegger ? Vous pouvez être sûr que dans les dix minutes tout le monde à mis sa veste et cherche ses clés car Heidegger est un mot qui fait peur ! (même aux étudiants en philo) Alors, la philo, ça ne sert pas à grand-chose, mais connaître au moins une phrase de philosophie ça peut sauver une soirée ! 

Moralité : La philo, au final, ça ne sert pas à grand-chose, me direz-vous ? et bien oui, c’est ça ! La philo ça ne sert à rien ! Alors arrêtez de demander, et si ça ne vous plaît pas, c’est PAREIL !! (pardon, l’habitude...) Mais qui a dit que la philosophie devrait plus servir à quelque chose que la littérature ou la musique ?  En dehors des bienfaits multiples et inutiles que nous venons de voir à mettre de la philosophie dans votre vie, l’ultime bonne nouvelle est que vous n’êtes en aucun cas obligé de vous y intéresser si vous n’y trouver aucune utilité ! Car philosopher c’est un plaisir, et le plaisir ça ne sert à rien mais on ne peut pas s'en passer ! Sinon que nous ayons ou non des bras, pourquoi s’acheter des iPads ??


illustration : André Marin de Barros, le professeur


On est rien et on y peut rien ou Comment déprimer avec Hume ?

samedi 14 juin 2014



David Hume est un philosophe britannique du 18e siècle. Il est l’un des fondateurs de l’empirisme moderne appliqué jusqu’aux phénomènes mentaux et est connu notamment pour son scepticisme à toute épreuve. Son projet principal fut de constituer une science de l’homme à laquelle seraient appliquées les mêmes méthodes qu’aux sciences expérimentales avec pour objectif que ses résultats puissent être considérés comme des connaissances fiables. Tel est le sujet de son Traité de la nature humaine. Au cours de l’élaboration de cette nouvelle science de l’homme, Hume va être amené à déconstruire un certain nombre de mythes philosophiques, c’est la raison pour laquelle on le considère souvent comme un philosophe destructeur. Nous allons ici nous intéresser à deux de ses gestes négatifs qui pourraient chambouler quelque peu notre rapport à nous même et au monde : les mythes de l’identité personnelle et du libre arbitre. Quel est ce noyaux que j’appelle « moi » et qui résisterait à tous les changements intérieurs et extérieurs ? Existe-il réellement ? Pourquoi alors aurais-je toujours cette sensation d’être le même ? Comment dans un monde où chaque phénomène est la conséquence d’un autre phénomène, ma volonté serait-elle capable de commander mes actes ? Enfin, ai-je vraiment le pouvoir d’agir comme je le souhaite ou mes actions sont-elles aussi soumises à des lois extérieures ?

Le mythe de l’identité personelle :

           Pour comprendre ce qu’avance Hume, nous devons d’abord nous pencher sur l’organisation de l’esprit tel qu’il le conçoit. Comme on l’a dit, la pensée de Hume se définit par un empirisme radical ; c’est-à-dire que, pour lui, toutes connaissances, toutes pensées de notre esprit dérivent forcément de la perception. A notre naissance, notre cerveau était parfaitement vierge et ne contenait aucune idée a priori. Au fil de notre vécu, deux sortes de perceptions se forment dans l’esprit : les impressions, et les idées. Les impressions sont premières et découlent toujours de nos sensations, elles regroupent les passions et les émotions. Les idées, elles, découlent toujours des impressions, et n’en sont qu’une copie dérivée. Nous pouvons faire la différence entre les deux, car les impressions sont toujours plus intenses et vivaces que les idées, elles marquent l’esprit avec plus de force. Cela correspond à la différence que nous faisons entre sentir et penser. Le postulat fondamental de la méthode expérimentale de Hume sera donc que toute idée simple dérive et prend son origine dans une impression simple.


           Cela étant établi, nous pouvons revenir à notre problème de l’identité personnelle. Pour cela, il nous faut passer par Descartes, qui est le représentant de la philosophie classique et qui a exprimé la pensée qui servirait de base aux philosophes suivants, qu’ils soient en accord ou en désaccord avec lui. Descartes est célèbre, entre autres, pour son argument du cogito : je pense donc je suis. Lors de ces méditations, ce philosophe se propose de refaire partir toute connaissance du début. Il commence par nier tout ce qu’il peut connaitre et avoir appris jusque-là dans sa vie dans le but de refaire partir la science sur des bases saines et véritables. Il va ainsi jusqu’à remettre en cause l’existence du monde autour de lui ainsi que l’existence même de son corps. La seul chose dont il est sûr dans ce contexte, c’est qu’il pense. C’est ainsi qu’il commencera d’abord à prouver sa propre existence par le raisonnement suivant : si je pense, c’est que j’existe. «Pendant que je voulais aussi penser que tout était faux, il fallait nécessairement que moi, qui le pensais, fusse quelque chose. Et remarquant que cette vérité : je pense donc je suis était si ferme et si assurée, que toutes les plus extravagantes suppositions des sceptiques n’étaient pas capables de l’ébranler, je jugeai que je pouvais la recevoir, sans scrupule, comme le premier principe de la philosophie que je cherchais » (Discours de la Méthode 4, AT VI p. 32). A partir de ce constat, il va chercher maintenant à savoir ce qu’il est car s’il y a des pensées, c’est qu’il y a quelque chose qui pense. Cette chose, il l’appellera la substance pensante. «Je suis une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent.» (Med. 3). Autrement dit, nous sommes un esprit qui est consistant et constant, qui reste toujours le même et qui fonde ainsi ce que nous sommes, notre identité.

           Nous pouvons accorder à Descartes la certitude de notre existence, mais existe-il réellement un « moi » en nous qui serait toujours identique ? Si un moi existe comme il le prétend, nous devrions pouvoir trouver selon la méthode de Hume, une impression dont cette idée dérive. Tout d’abord nous remarquons que cela est impossible, nous ne pouvons trouver une sensation particulière à l’idée du moi car nous pouvons faire l’expérience que l’idée d’être une personne identique nous accompagne toujours, il faudrait donc que nous trouvions une impression découlant de nos sensations qui serait constante à toutes nos perceptions. En retournant à notre expérience et à nos sensations, pouvons-nous trouver une telle impression ? Nous devons reconnaître avec Hume que la réponse est non : « Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi- même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception ». Il s’ensuit donc que notre identité personnelle n’est qu’une croyance, une fiction. Sans cette impression constante de nous même, nous n’avons donc aucune constance, et notre moi n’a aucune consistance. « Je peux me risquer à affirmer que les [...] hommes ne sont qu’un faisceau ou une collection de perceptions différentes, qui se succèdent avec une rapidité inconcevable et sont dans un flux et un mouvement perpétuel. [...] Ce ne sont que les perceptions successives qui constituent l’esprit, et nous n’avons pas la plus lointaine idée du lieu où ces scènes sont représentées, ni des matériaux dont il est composé. » Il n’y a rien de constant en mon esprit qui pourrait être saisi comme mon identité personnelle, il n’y a que des perceptions, des idées et des impressions qui se succèdent les unes aux autres, toujours différentes. Je me crois toujours le même, mais je ne suis pas toujours le même, l’esprit n’est que changement. Il n’en reste pas moins que cette croyance est nécessaire et efficace, et que, même si je peux comprendre cette démonstration, je vais avoir beaucoup de mal à m’enlever de l’idée que je n’ai pas d’identité durable qui forme ma personnalité. Selon Hume, cette croyance vient du fait que l’esprit associe spontanément comme étant le même des objets qui ont forte ressemblance alors même que toutes les perceptions que je peux en avoir sont toujours différentes. La mémoire, et le fait que les autres me considèrent comme étant toujours la même personne, me conforte alors dans cette idée, même si celle-ci reste une illusion.


           Hume, dans le Traité de la nature humaine, déconstruit ce premier mythe de l’identité personnelle constante. Sur un plan pratique, cette connaissance ne nous sera pas a priori d’un grande utilité, nous avons même du mal à la saisir dans toutes ces conséquences. Mais à un autre niveau, nous pouvons peut-être dès lors prendre un peu plus de recul par rapport à ce qu’on pense être soi, et acquérir une plus grande liberté de choix et d’actions dans ce que nous voulons être, puisque rien de ce que nous sommes n’est fixe ni gravé dans le marbre. Enfin, il en serait ainsi si Hume s’était arrêté là…

Le mythe du libre-arbitre :


          Dans la troisième et dernière partie du livre II du Traité, Hume s’intéresse à la question du libre arbitre et continue son entreprise de déconstruction. Le libre arbitre est compris comme étant la capacité du sujet à être la cause de ses actes. Nous considérons cette capacité généralement comme étant spécifiquement humaine, puisque le reste des phénomènes de l’ensemble de la nature serait, eux, soumis à des phénomènes antécédents et à des lois physiques. Cette idée que l’homme serait une exception dans l’univers pourrait commencer par nous mettre un peu la puce à l’oreille. Mais pourtant nous avons vraiment la sensation que nous prenons tous les jours des décisions et que nous les exécutons ensuite en toute liberté. Il me semble bien que si je lâche mon stylo, son mouvement sera déterminé par la loi de la gravitation et tombera au sol. Mais que si je lève mon bras pour lâcher ce même stylo, ce sera une action de ma volonté que rien ne détermine sinon moi-même.


           Or, pour Hume, la volonté n’est pas une capacité rationnelle, mais une émotion. Elle n’est rien d’autre qu’une sensation qui résulte de mes actes mentaux et physiques. Ainsi, contrairement à ce que l’on croit, la volonté n’est pas la cause de nos actes, mais un sentiment qui naît en conséquence de ces mêmes actes. Hume va nous prouver que nous n’avons en fait qu’une croyance théorique dans la capacité des hommes à être maître de leur destin. En pratique, dans notre vie de tous les jours, nous ne cessons d’anticiper une cohérence dans les actions des hommes et la variabilité que l’on peut parfois remarquer est seulement dû aux situations et aux caractères qui ne sont jamais exactement les mêmes. Nous nous figurons toujours qu’une certaine personne que l’on connait agira d’une certaine manière dans telle circonstance et nous agissons en prenant en compte ce futur comportement. Le libre-arbitre est donc une illusion, à laquelle on ne croit même qu’à moitié, uniquement en théorie, alors que dans notre relations aux autres, nous ne cessons de penser que chacun est déterminé. Mais pourquoi est-on alors persuadé d’avoir le choix d’agir comme bon nous semble ? Selon Hume, cela vient du fait que lorsque l’on a choisi une marche à suivre entre plusieurs possibilités, nous nous figurons que nous aurions très bien pu faire un autre choix et agir autrement. Nous confondons alors la fertilité de notre imagination et notre vraie possibilité de choix de nos actions. Ce n’est pas parce que l’on peut imaginer divers plans que nous avons réellement la liberté de choisir lequel nous allons réaliser et qu’un de ces choix n’était pas en réalité pré-déterminé. En vérité, tous les choix que nous croyons faire quotidiennement dépendent de notre conditionnement antérieur, notre histoire et nos habitudes passées.

           Hume continue son raisonnement en s’attaquant ensuite à la croyance que la raison est une puissance capable de gouverner les actions humaines. Selon lui, la volonté n’est en rien déterminée par la raison car d’abord : « la raison ne peut jamais être à elle seule un motif pour une action de la volonté » ensuite « elle ne peut jamais s’opposer à la passion pour diriger la volonté ». Ce n’est jamais motivés par la raison que nous agissons mais toujours sous le joug d’une passion. Nous raisonnons bien sur les moyens à mettre en place pour réussir une action, ou nous évaluons si cette action serait bien pour nous et ne serait pas en contradiction avec d’autres de nos désirs. Mais au final c’est toujours le désir seul qui motive et détermine un acte. De plus, la raison ne peut s’opposer à un désir ; la raison et la passion sont sur deux plans différents totalement étanches l’un à l’autre. « La raison est et ne peut être que l’esclave des passions ; elle ne peut jamais prétendre exercer une autre office que celui de les servir et de leur obéir ». Une émotion, ou un désir, est un fait, il n’est ni vrai ni faux et ne peut donc être opposé à la raison, le croire serait faire une erreur de catégorie. La raison ne peut en aucun cas être une puissance motivationelle et s’opposer à la volonté.


Une libre nécessité avec Spinoza ?

           Pour caricaturer, nous ne sommes donc rien, et nous ne pouvons rien y faire. Notre identité constante comme notre capacité à être maître de nos choix sont des illusions, des croyances si ancrées en nous, que les admettre serait renier tout ce qui nous constitue. Et il faut avouer que cette pensée est assez déprimante et difficile à accepter ou même seulement à réaliser pleinement. Rien ne peut nous empêcher d’y croire, même si rationnellement avec Hume nous ne pouvons plus que fortement douter de ces capacités. Pour retrouver un peu d’espoir et une relative liberté, c’est vers Spinoza que nous pourrions nous tourner maintenant. Ce philosophe, comme Hume, pense l’homme entièrement déterminé par des circonstances extérieures. Il n' y a dans ses actes que du nécessaire et de l’impossible, rien entre les deux. Si nous nous croyons libres, selon lui, c’est parce que nous sommes conscients de nos actions mais ignorants des causes qui les déterminent. L’homme ne peut en aucun cas être une exception dans l’ordre de la nature en se déterminant lui-même. Il est comme une pierre pensante consciente qu’elle dévale le long d’une pente mais ignorant la loi de la gravitation, et qui croirait avoir librement choisit de rouler jusqu’en bas.



« Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu'elle a conscience de son effort seulement et qu'elle n'est en aucune façon indifférente, croira qu'elle est très libre et qu'elle ne persévère dans son mouvement que parce qu'elle le veut. Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s'il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu'ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d'autres de même farine, croient agir par un libre décret de l'âme et non se laisser contraindre. » ( Spinoza, Lettre LVIII - à Schuller-). 

           Mais comment pourrions-nous vivre avec cette idée et trouver un sens à toutes nos actions si en quelque sorte tout est écrit d’avance, et n'a pas besoin de notre volonté pour se dérouler ? Spinoza va parvenir à nous sauver de cette dépression métaphysique qui pointe son nez, en montrant que la véritable liberté n’est pas une libre volonté mais une libre nécessité.

                     Être libre, ce n’est pas ne dépendre de rien, mais c’est d’abord comprendre ce qui nous déterminent ; la connaissance de ces causes augmentera notre part d’autodétermination. Ainsi nous pourrons ne suivre que notre nature et non des causes qui nous seraient extérieures. On n'est pas libre, mais on peut le devenir dans une certaine mesure, car la liberté est avant tout un perfectionnement. Reconnaître que nous sommes contraints est le premier pas vers notre libération. L’homme, comme le reste des choses et des vivants, fait partie de la nature, il doit ensuite comprendre les pulsions qui le poussent à agir pour s’engager vraiment sur le chemin de la nécessité libératrice. Celui qui aura compris ce qui lui est bon, ne dépendra de rien d’autre que de lui-même et sera réellement libre. Ainsi tout n’est pas perdu pour l’homme, Spinoza lui offre une porte de sortie. La croyance selon laquelle il y aurait à l’intérieur de moi, un spectateur qui serait toujours le même et assisterait à tous les changements de ma vie en n'en faisant le lien, est une illusion. Cette identité personnelle n’est qu’une fiction que je me raconte. Le fait que j’échappe au déterminisme qui régit l’ensemble de la nature, en étant moi-même le maître absolu de mes actions est également un mythe. Mais en reconnaissant que je ne suis pas libre, et que des causes me déterminent, je peux développer ma puissance d’agir… et le devenir.
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Comment la peur de la mort peut-elle nous aider à mieux vivre ? - 10 textes

samedi 31 mai 2014


En serbe, la mort se dit « smrt », ce qui traduit mieux peut-être que le mot français, cette idée de la mort sifflant comme un serpent en guettant ses proies*. On dit que la peur de la mort est une angoisse purement humaine. Elle ne semble pas à première vue toucher les animaux du peu que nous savons de leur pensée. La mort reste même pour nous une menace lointaine, si nous n’y sommes directement confrontée. Pourtant, c’est une pensée que chacun a pu ressentir à une ou plusieurs occasions dans sa vie. Un sentiment fort s’empare de nous, et semble contracter tout notre corps, une peur irraisonnée de disparaître et de ne pas survivre à la nuit nait dans notre esprit, et nous paralyse. Mais de quoi avons-nous réellement peur ? La mort est un phénomène qui touche tout le monde, et pourtant nous ne savons rien d’elle. Nous avons tous perdu des êtres chers ou des animaux de compagnie auxquels nous étions attachés, mais il ne s’agit là même si c’est le plus douloureux que de la mort des autres. De la mort en tant que vécu nous ne savons rien, et personne n’en est revenu pour nous en donner un témoignage. Comme dit Socrate :"Qu'est-ce, en effet, que craindre la mort […] sinon se prétendre en possession d'un savoir que l'on n'a point? […] Car personne ne sait ce qu'est la mort, ni même si elle ne se trouve pas être pour l'homme le plus grand des biens, et pourtant les gens la craignent comme s'ils savaient parfaitement qu'il s'agit du plus grand malheur" La peur de la mort est donc en premier lieu une peur de l’inconnu. Mais elle est plus que cela, on ne peut savoir ce qu’est la mort et pourtant il semble que ceux qui n’ont pas la chance de croire à une résurrection quelconque, n’ont pas seulement une peur de l’inconnu mais aussi comme une peur du vide. La mort est le retour à la matière, à la non conscience, au rien et au néant, dont on peut difficilement se faire une idée mais qui suffit à éveiller chez nous de grandes angoisses. Quand on ne sera plus là, le monde continuera sans nous, et notre existence sombrera un jour dans l’oubli, comme si elle n’avait duré qu’un bref instant pareil à l’éclatement d’une bulle de savon. La mort nous renvoie donc à l’insignifiance de notre propre vécu et à l’éphémère de toute chose. Mais il ne s’agit pas ici de nous apitoyer sur notre sort, nous allons voir par différents extraits comment la mort fut considérée par différents auteurs, et comment nous pourrions changer notre conception d’elle et peut être mettre à profit cette peur pour mieux vivre.  


Pourquoi en premier lieu devrions-nous écouter notre peur de la mort ?  Nous ne connaissons rien d’elle, comme on a pu le lire plus haut dans cet extrait tiré de l’Apologie de Socrate. Le texte suivant du philosophe taoïste Tchouang-tseu (-400 av. JC) nous montre de plus que la mort est une transformation naturelle et donc qu’il ne servirait à rien d’en avoir peur ou de la pleurer. Si nous ne pensons pas au temps d’avant notre naissance, pourquoi craindre le temps d’après notre vie ? Voilà une première objection à notre crainte. 

« Lorsque la femme de Tchouang-tseu mourut et que Houei Che vint présenter ses condoléances, Tchouang-tseu était assis par terre les jambes écartées et chantait en tambourinant sur le cul d’une jarre. 
Houei Che lui dit : « Elle a été votre compagne, elle a élevé vos enfants, elle a vieilli avec vous. Il serait déjà choquant que vous ne pleuriez pas sa mort. Mais que vous chantiez en vous accompagnant sur une jarre, cela dépasse la mesure ! »
Tchouang-tseu répondit : « Nullement. Lorsqu’elle est morte, croyez-vous donc que je n’en ai pas été affligé ? Mais je me suis rendu compte qu’il fut un temps où sa vie n’était pas encore, où même aucune forme n’était encore apparue, où même aucun souffle ne s’était manifesté ; que quelque chose qui avait d’abord existé caché dans l’indistinction première s’était transformé en souffle, et avait pris forme, que cette forme s’était transformé et avait donné lieu à la vie et que maintenant, par une nouvelle transformation, elle avait passé dans la mort, exactement comme se suivent les quatre saisons, le printemps et l’automne, l’hiver et l’été. Elle repose en paix dans un caveau immense et moi, je sanglotais bruyamment auprès d’elle. Je me suis aperçu que c’était ne rien comprendre à la nécessité et je me suis arrêté. » 

De plus pourquoi avoir peur de la mort alors qu’elle pourrait être un plus grand bien que la vie ? C’est ce que se pose comme question ce second texte de Tchouang-tseu. 

« Se rendant à Chu, Tchouang-tseu aperçut un crâne desséché mais encore entier. Il le remua du bout de sa cravache et l'interrogea ainsi : 
"La passion de vivre t'a-t-elle fait commettre des excès, que tu en sois arrivé là? Ou en es-tu là parce que ton pays a été ruiné par la guerre? Parce que tu as été exécuté d'un coup de hache? Parce que tu as mal agi et que tu n'as pas supporté d'avoir déshonoré les tiens? Ou pour avoir souffert de la faim et du froid? Ou est-ce simplement que tes années étaient arrivées à leur terme?" 
Il se tut, amena le crâne à lui, s'en fit un oreiller et s'allongea pour dormir.
Au milieu de la nuit, le crâne lui apparut en rêve et lui dit : 
"Tes propos de tout à l'heure n'étaient que de la rhétorique. Tu as évoqué les servitudes auxquelles sont soumis les vivants, mais rien de tel n'existe plus dans la mort. Veux-tu que je te parle de la mort?" 
- "Je veux bien", dit Tchouang-tseu. 
Le crâne reprit : 
"Dans la mort, il n'y a plus ni prince au-dessus, ni sujets au-dessous, ni travaux des saisons. On est détaché de tout cela et l'on a pour soi la durée du Ciel et de la Terre. Même le plaisir royal de régner n'approche pas de cette joie-là. "
Tchouang-tseu fit, incrédule : "Si, à ma demande, le Maître des destinées était prêt à reconstituer ton corps, à te refaire les os, la chair, les muscles et la peau, à te rendre père, mère, femme, enfants, voisins et amis, accepterais-tu?"
Le crâne se rembrunit et répondit : 
"Comment pourrais-je renoncer à une joie royale pour me soumettre à nouveau aux peines de l'existence humaine ? »


La mort est un processus naturel inévitable, et on ne sait pas si elle ne pourrait être un bien, plutôt qu’un mal. Maintenant nous allons voir un autre rapport à la mort avec ce texte d’Epicure. Pour lui la mort ne peut être un mal car elle est d’abord une absence de sensation, il ne sert donc à rien de la redouter. 


« Maintenant habitue-toi à la pensée que la mort n’est rien pour nous, puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation et la mort est absence de sensation. Par conséquent, si l’on considère avec justesse que la mort n’est rien pour nous, l’on pourra jouir de sa vie mortelle. On cessera de l’augmenter d’un temps infini et l’on supprimera le regret de n’être pas éternel. Car il ne reste plus rien d’affreux dans la vie quand on a parfaitement compris qu’il n’y a pas d’affres après cette vie. Il faut donc être sot pour dire avoir peur de la mort, non pas parce qu’elle serait un événement pénible, mais parce qu’on tremble en l’attendant. De fait, cette douleur, qui n’existe pas quand on meurt, est crainte lors de cette inutile attente !
Ainsi le mal qui effraie le plus, la mort, n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n’est pas là et lorsque la mort est là nous n’existons pas. Donc la mort n’est rien pour ceux qui sont en vie, puisqu’elle n’a pas d’existence pour eux, et elle n’est rien pour les morts, puisqu’ils n’existent plus. Mais la plupart des gens tantôt fuient la mort comme le pire des maux et tantôt l’appellent comme la fin des maux. Le philosophe ne craint pas l’inexistence, car l’existence n’a rien à voir avec l’inexistence, et puis l’inexistence n’est pas un méfait. »
Epicure, Lettre à Ménécée, trad. E. Boyancé P.U.F. 

Nous comprenons donc que la mort ne fera pas partit de notre vécu puisque quand elle se saisira de nous, nous ne serons déjà plus... Alors à quoi sert de s’en soucier ? Wittgenstein ne dit pas autre chose : 
 « La mort n'est pas un événement de la vie. On ne vit pas la mort. Si l'on entend par éternité non la durée infinie mais l'intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. Notre vie n'a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière. » 

Tractatus logico-philosophicus (1921), 6.4311


Par ces textes, nous avons compris que la mort était un événement naturel, qui ne serait pas un mal pour nous, augmenté du fait qu’on ne la vivrait pas. Mais nos peurs sont-elles pour autant anéanties ? Selon Pierre Bayle, ces explications rationnelles ne se révèlent pas suffisante à effacer notre crainte légitime. 

« Épicure et Lucrèce supposent que la mort est une chose qui ne nous concerne pas, et à laquelle nous n’avons aucun intérêt. Ils concluent cela de ce qu’ils supposent que l’âme est mortelle, et par conséquent que l’homme ne sent plus rien après la séparation du corps et de l’âme. [...] 
Ces philosophes [...] supposent que l’homme ne craint la mort que parce qu’il se figure qu’elle est suivie d’un grand malheur positif. Ils se trompent, et ils n’apportent aucun remède à ceux qui regardent comme un grand mal la simple perte de la vie. L’amour de la vie est tellement enraciné dans le cœur de l’homme, que c’est un signe qu’elle est considérée comme un très grand bien ; d’où il s’ensuit que de cela seul que la mort enlève ce bien, elle est redoutée comme un très grand mal. À quoi sert de dire contre cette crainte : vous ne sentirez rien après votre mort ? Ne vous répondra-ton pas aussitôt, c’est bien assez que je sois privé de la vie que j’aime tant ; et si l’union de mon corps et de mon âme est un état qui m’appartient, et que je souhaite ardemment conserver, vous ne pouvez pas prétendre que la mort qui rompt cette union est une chose qui ne me regarde pas.

Concluons que l’argument d’Épicure et de Lucrèce n’était pas bien arrangé, et qu’il ne pouvait servir que contre la peur des peines de l’autre monde. Il y a une autre sorte de peur qu’ils devaient combattre ; c’est celle de la privation des douceurs de cette vie. »
Bayle Pierre, Dictionnaire historique et critique, 1697, article « Lucrèce », tome IX, Genève, Slatkine Reprints, 1969.

En effet, ces explications sur la mort ne peuvent nous empêcher de préférer la vie et de souffrir de sa perte possible. Une personne jeune qui se sait mourante, ne pourra s’empêcher de ressentir comme un sentiment d’injustice face à cette mort qu’il estime prématurée. Et comme nous le montre La Fontaine dans sa fable La mort et le mourant : « Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret ». Il arrive un âge où l’on voit partir les uns après les autres tous ceux que l’on a connus, cela nous apparaît comme un rappel de la mort à notre encontre, on sait que ce sera bientôt notre tour. Que l’on soit au printemps, ou à l’hiver de sa vie, la fin qui est proche ne nous est pas facile à supporter. Même les personnes les plus athées, dans les pires moments peuvent se tourner vers la croyance et la prière pour trouver un recours à leur peur. L’homme semble de tout temps avoir eu besoin de la possibilité hypothétique d’un après. Mais nous pouvons aussi nous apercevoir que nous regrettons avec un peu moins de peine peut-être ceux dont on sait qu’ils ont bien vécu, ceux qui ont fait leur temps et qui ont su profiter des douceurs de la vie, comme dit Bayle. La clef pour accepter la mort est donc sans doute dans la vie elle-même et dans notre façon de la vivre. 




Rêverie

Quand le paysan sème, et qu’il creuse la terre,
Il ne voit que son grain, ses bœufs et son sillon.
― La nature en silence accomplit le mystère, ―
Couché sur sa charrue, il attend sa moisson.

Quand sa femme, en rentrant le soir, à sa chaumière,
Lui dit : « Je suis enceinte », ― il attend son enfant.
Quand il voit que la mort va saisir son vieux père,
Il s’assoit sur le pied de la couche, et l’attend.

Que savons-nous de plus ?… et la sagesse humaine,
Qu’a-t-elle découvert de plus dans son domaine ?
Sur ce large univers elle a, dit-on, marché ;
Et voilà cinq mille ans qu’elle a toujours cherché !

Alfred de Musset — Poésies posthumes

Doit-on simplement attendre la mort comme ce paysan ? Musset a-t-il raison en pensant que la sagesse humaine ne peut nous être d’aucun secours ? Nous allons voir, que devant la certitude de notre fin, nous avons différentes manières de réagir. La philosophie, se présente depuis ses débuts comme une sorte de remède aux maux humains, elle permet cette distance de la réflexion sur les choses. Pour Cicéron d’abord, puis Montaigne, « philosopher, c’est apprendre à mourir ». Le paysan du poème est déjà un philosophe en n’essayant pas en vain d’échapper à ce qui lui arrive. Il attend que ses cultures poussent, il attend son enfant, et accepte la mort de son père avec dignité. Loin de se passer de la sagesse, il en a saisi l’essence en comprenant que rien ne sert de lutter contre ce qui est inévitable. Son attitude est très stoïcienne. Selon beaucoup de sagesses, la peur de la mort est la peur ultime. Le sage qui arrive à se débarrasser de cette crainte, gagne une liberté et une tranquillité d’esprit qui n’a pas d’égale comme l’illustre ce poème chinois. 

« Les affaires du monde ne sont que désordres
Mieux valent les montagnes et les collines
des pins qui cachent le soleil,
Une rivière encaissée, un long automne,
les nuages sur les crêtes qui forment un rideau,
La lune qui dans la nuit dessine un crochet
Et moi allongé sous des plantes grimpantes,
la tête sur une pierre qui me sert d'oreiller
je ne suis pas un homme qui se plie au pouvoir,
Pourquoi donc envierais-je le prestige des nobles ! 
Si la vie et la mort me laisse indifférent, 
De quoi pourrais-je encore encombrer mon esprit ! »

poème chan, de Wang Fanzhi (590-660)

En apprivoisant la peur de la mort, nous allons pouvoir vivre une vie plus sereine et plus intense. Comme nous allons le voir, la mort n’a pas que des mauvais côtés. Dans les enseignements d’un sorcier yaqui de Castaneda, Don juan dit à son disciple de toujours imaginer la mort à gauche de lui à la portée d’un bras seulement. A chaque fois que celui-ci se ferait du souci pour une chose, il devrait se tourner vers la mort et lui demander conseil. La mort est l’ultime conseillère pour vivre sa vie car elle a le pouvoir de relativiser tous ce qui pourrait nous arriver. Dans l’antiquité, on disait déjà, memento mori, souviens toi que tu es mortel. Rien ne peut avoir d’importance devant la mort, les choses retrouvent alors leurs justes valeurs, et tout en est simplifié. Elle nous oblige à révéler nos priorités, et à suivre notre voie. 
C’est ce que comprit Steeve Jobs à qui on décela un cancer du pancréas, qui peut-être considéré comme le cancer le plus foudroyant. Dans un discours pour la remise des diplôme de l’université de Stanford en 2005, il raconte ce que lui a appris cette expérience de proximité avec la mort : 

«  Ma troisième histoire concerne la mort. A l’âge de 17 ans, j’ai lu une citation qui disait à peu près ceci : « Si vous vivez chaque jour comme s’il était le dernier, vous finirez un jour par avoir raison. » Elle m’est restée en mémoire et, depuis, pendant les trente-trois années écoulées, je me suis regardé dans la glace le matin en me disant : « Si aujourd’hui était le dernier jour de ma vie, est-ce que j’aimerais faire ce que je vais faire tout à l’heure ? » Et si la réponse est non pendant plusieurs jours d’affilée, je sais que j’ai besoin de changement.
Avoir en tête que je peux mourir bientôt est ce que j’ai découvert de plus efficace pour m’aider à prendre des décisions importantes. Parce que presque tout – tout ce que l’on attend de l’extérieur, nos vanités et nos fiertés, nos peurs de l’échec – s’efface devant la mort, ne laissant que l’essentiel. Se souvenir que la mort viendra un jour est la meilleure façon d’éviter le piège qui consiste à croire que l’on a quelque chose à perdre. On est déjà nu. Il n’y a aucune raison de ne pas suivre son cœur.

Il y a un an environ, on découvrait que j’avais un cancer. A 7 heures du matin, le scanner montrait que j’étais atteint d’une tumeur au pancréas. Je ne savais même pas ce qu’était le pancréas. Les médecins m’annoncèrent que c’était un cancer probablement incurable, et que j’en avais au maximum pour six mois. Mon docteur me conseilla de rentrer chez moi et de mettre mes affaires en ordre, ce qui signifie : « Préparez-vous à mourir. » Ce qui signifie dire à ses enfants en quelques mois tout ce que vous pensiez leur dire pendant les dix prochaines années. Ce qui signifie essayer de faciliter les choses pour votre famille. En bref, faire vos adieux.
J’ai vécu avec ce diagnostic pendant toute la journée. Plus tard dans la soirée, on m’a fait une biopsie, introduit un endoscope dans le pancréas en passant par l’estomac et l’intestin. J’étais inconscient, mais ma femme, qui était présente, m’a raconté qu’en examinant le prélèvement au microscope, les médecins se sont mis à pleurer, car j’avais une forme très rare de cancer du pancréas, guérissable par la chirurgie. On m’a opéré et je vais bien.

Ce fut mon seul contact avec la mort, et j’espère qu’il le restera pendant encore quelques dizaines d’années. Après cette expérience, je peux vous le dire avec plus de certitude que lorsque la mort n’était pour moi qu’un concept purement intellectuel : personne ne désire mourir. Même ceux qui veulent aller au ciel n’ont pas envie de mourir pour y parvenir. Pourtant, la mort est un destin que nous partageons tous. Personne n’y a jamais échappé. Et c’est bien ainsi, car la mort est probablement ce que la vie a inventé de mieux. C’est le facteur de changement de la vie. Elle nous débarrasse de l’ancien pour faire place au neuf. En ce moment, vous représentez ce qui est neuf, mais un jour vous deviendrez progressivement l’ancien, et vous laisserez la place aux autres. Désolé d’être aussi dramatique, mais c’est la vérité.
Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant une existence qui n’est pas la vôtre. Ne soyez pas prisonnier des dogmes qui obligent à vivre en obéissant à la pensée d’autrui. Ne laissez pas le brouhaha extérieur étouffer votre voix intérieure. Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. L’un et l’autre savent ce que vous voulez réellement devenir. Le reste est secondaire. »

Ce que permet la mort, c’est le changement. Nous pourrions nous demander ce que serait une vie éternelle, sinon un ennui mortel. Les moments que nous vivons n’auraient pas l’importance qu’ils ont, car ils pourraient toujours être recommencés. La mort dans ce cadre pourrait nous apparaître presque comme une bénédiction. Si tout est changeant, il faut vivre au mieux chaque moment et ne pas gaspiller son énergie à se préoccuper de problèmes inutiles. Nous devons vivre le plus possible dans le présent, en profitant au maximum de chaque instant. 

« Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l’on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l’appel concis, mais stimulant de la vie, c’est : aujourd’hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d’énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d’autre. La mort incite l’homme charnel à dire : « Mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Mais c’est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l’on vit pour manger et boire, et où l’on ne mange ni ne boit pour vivre. L’idée de la mort amène peut-être l’esprit plus profond à un sentiment d’impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l’énergie. Alors le sérieux s’empare de l’actuel aujourd’hui même ; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante ; il n’écarte aucun moment comme trop court. »
Sören Kierkegaard, Sur une tombe, in Kierkegaard, l’existence, p. 212, PUF.

Comme nous le disent ces deux auteurs, il faut vivre comme si on allait mourir demain, mais sans pour autant vivre une vie de flambeur. Au contraire, l’éphémère de la vie oblige à vivre également d’une manière responsable par égard à ce que l’on va laisser derrière soi : les conséquences de ses actions, ce que l’on a créé, ou le caractère de ses enfants. Par extension, nous continuerons à vivre par ces ouvrages, il importe donc d’y apporter du soin. Par de minimes actions même, ne pourrions pas rendre le monde un peu meilleur ou soulager quelques peines de notre temps ? Les artisans, artistes ou écrivains laisseront également peut-être des œuvres durables qui accompagneront et inspirons d’autres générations comme les divers textes que nous avons pu lire jusqu’à présent. Nos enfants ou ceux que nous avons connus, se souviendront de notre exemple et continueront peut-être ce qui nous tenait à cœur. Mener une vie éthique, agir en accord avec soi-même, permet sans doute d’aider à partir sans regret, conscient d’avoir bien vécu. De plus, comme nous ne pouvons savoir si une vie après la mort existe, nous pouvons croire tout de même à une réincarnation sur le plan physique, la matière de notre corps, retournera à la terre, et continuera sa transformation en nourrissant la matière d’un autre être vivant. 

La mort, par contraste rend la vie sacrée, elle est ce qui s’en va si vite, elle est ce qu’il faut préserver. L’impermanence des choses est ce qui leur donne leur valeur et leur beauté. Le nouveau peut alors émerger, et donner une énergie nouvelle de vivre. Comme on ne peut échapper à sa fin, il faut l’accepter et vivre au mieux conscient que rien de ce qui nous entoure, y compris nous, ne sera donc éternel. Une attitude humble devant la vie qui nous a été prêtée serait de rigueur, même si pour certains elle n’a pas la chance d’être longue, l’idée de la mort est l’ultime crainte qui peut nous aider à mieux vivre. 


C'est une chose étrange à la fin que le monde


C'est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d'incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croit
D'autres viennent Ils ont le cœur que j'ai moi-même
Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s'éteignent les voix

Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l'aube première
Il y aura toujours l'eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n'est le passant

C'est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont chez eux
Comme si ce n'était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre...

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici
N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle


Louis Aragon, (1897-1982), Les Yeux et la mémoire, 1954, 
Chant II, Que la vie en vaut la peine



* Nur, Arnaud Rykner.

illustration : le cri d'Edvard Munch 

Pourquoi l'homme ne se sent-il plus appartenir à la nature ?

mercredi 28 mai 2014


Do Kamo ou l'humanité vraie 

En ce qui concerne le rapport de l’homme à la nature, nous pouvons faire un constat : l’homme ne se sent plus appartenir à la nature. Elle ne semble plus le concerner, tout se passe comme s’il avait bâti son propre monde à part du reste des vivants : plantes et animaux. Nous connaissons aujourd’hui les risques du changement climatique et pourtant nous peinons à en prendre vraiment conscience et à agir comme il le faudrait pour s’en protéger. Il fut un temps où la nature était appréhendée comme une mère nourricière, une déesse et notre rapport à elle était de l’ordre du mystique. Pour les grecs de l’Antiquité, l’homme faisait encore pleinement partie de la nature et le monde était scintillant d’âmes. Mais depuis la révolution scientifique la nature et les animaux sont des êtres mécanisés obéissant à des lois physiques, des automates sans vie que l’homme a le droit de dominer et de sacrifier pour construire un monde « humain ». Nous pouvons dès lors nous demander d’où vient cette conception et si elle ne serait pas qu’une répartition arbitraire du monde qui a des conséquences néfastes. Il serait ensuite intéressant de voir quels rapports à l’animal cette conception suppose en reconnaissant le sort que nos sociétés contemporaines lui réservent. Et si une autre considération de l’animal serait possible, qui nous permettrait de vivre dans un monde non fragmenté. 


Une exception occidentale : 

Selon l’anthropologue Philippe Descola,  « tout humain se perçoit comme une unité mixte d’intériorité et de physicalité ». Dans toutes les sociétés humaines l’individu se perçoit comme l’union d’un corps ou principe de physicalité, et d’une intériorité, un esprit. Les autres existants, animaux, objets, sont caractérisés comme ayant ou n’ayant pas ces mêmes caractéristiques. Si l’homme ne se sent aujourd’hui plus appartenir à la nature, c’est qu’il se sent différent des autres existants, qu’il n’a pas les mêmes caractéristiques. Cela correspond à la conception naturaliste : il y a une continuité de la physicalité (une même matière compose tous les corps des vivants) mais une discontinuité de leurs intériorités. Seul l’homme est capable de conscience, et de langage ainsi l’intériorité humaine serait singulière et unique par rapport à l’universalité de la matière. Les animaux, les plantes, sont privés de cet esprit conscient qui caractérise l’homme, c’est la raison pour laquelle ce dernier se sent extérieur voir supérieur à la nature.
Mais pour Descola, le fait est, que cette conception est loin d’être universelle et naturelle. Ce n’est pas la conception naturaliste qui est la plus partagée mais celle de l’animisme, qui en est le contraire. Selon cette conception, il y a une multiplicité des physicalités mais une même intériorité partagée par tous les vivants. Tous les êtres ont des corps différents mais leur intériorité est la même sous une apparence physique différente. Ce qui les distingue entre eux ce sont leurs formes corporelles et leurs modes de vie uniquement. 
Nous comprenons alors que la distinction que l’homme fait entre lui et le reste de la nature n’est qu’une exception occidentale. Ce grand partage entre une nature universelle et une multiplicité de cultures humaines de l’autre, n’a rien de naturel. Car la majorité des peuples ne partagent pas cette vision de la nature. Ce que nous montre Descola, c’est que la plus grande partie de l’humanité n’a pas de frontière entre les hommes, les animaux et les plantes, entre les humains et les non-humains (comme chez les peuples de Nouvelle-Calédonie par exemple.) L’occident se caractérise alors par ce grand partage car nous sommes les seuls à faire cette distinction qui n’existe nulle part ailleurs et qui explique notre sentiment d’être une exception dans l’univers. Le naturalisme est en fait une conception exotique qui ne peut servir de norme pour juger les autres cultures. 


Origine de cette conception : 

Nous avons maintenant caractérisé et délimité ce qu’est le rapport de l’homme occidental à la nature, mais il est maintenant temps de comprendre quelle est l’origine de cette conception. 

Selon Pierre Hadot, Descola ou Derrida, le dualisme occidental aurait d’abord une origine chrétienne. Derrida dans son livre l’animal que donc je suis critique que le seul mot d’« animal » puisse être donné à l’ensemble de tous les être vivants qui sont pourtant divers et multiples. Il s’agit là d’un partage clair, une limite indivisible qui date de la Genèse. Dieu a donné l’ordre à Adan de nommer les animaux qui ont été créés pour le servir. Et derrière cette nomination, se cache donc le droit de la domination humaine sur les animaux.  Selon Descola, le christianisme apportera cette idée aux Modernes qu’ils sont extérieurs et supérieurs à la nature. Derrida pour y remédier propose alors de substituer au mot « animal » celui d’« animot ». Ainsi il donne à voir le pluriel d’animaux dans le singulier, et cette barrière du mot, du langage et de la nomination qui dresse la frontière entre animal et homme. 
Mais pour continuer avec Derrida, nous allons voir que la religion chrétienne n’est pas seule responsable de cette limite entre l’homme et le reste de la nature. En fait la naissance de la philosophie moderne est indissociable de cette croyance. Derrida proclame que depuis deux siècle un assujettissement sans précédent de l’animal a lieu. L’homme arrogant a créé une limite étanche dans la multitude des êtres entre lui et les animaux. Cette répartition a été systématiquement reproduite pour tout un courant philosophique de Descartes jusqu’à Heidegger, ayant des conséquences désastreuses sur le traitement des animaux. 
Descartes est d’abord celui qui tranche, celui qui établit clairement un découpage entre les vivants. Avec le cogito, il a prouvé l’existence de l’homme et a défini ce qu’il est, un être pensant. Il délimite également deux niveaux de réel : la substance pensante (l’esprit, l’âme), et la substance étendue (la matière). On comprend que ce découpage rend impossible une communauté entre les êtres vivants, en faisant de l’homme une exception dans la nature, et de l’animal une machine. Car selon lui, si nous pouvions construire un automate qui ressemblerait parfaitement à un animal, nous ne pourrions pas le différencier d’un véritable animal. Alors que si la même expérience était faite pour comparer un robot-homme et un homme, la différence entre les deux serait évidente. L’animal diffère de l’homme selon Descartes,  car il est d’abord sans réponse, sans langage, et il est surtout privé de « je », de conscience de soi et d’auto-référence, il ne peut penser. 

Cette distinction faite, elle ne sera pas remise en question par les philosophes qui ont suivi, comme Kant, Lévinas, Lacan, ou Heidegger. Il nous faut maintenant comprendre pourquoi les philosophes ont été contraints de faire ce grand partage. Le dualisme corps/esprit, ou nature/culture n’est en fait qu’une réponse pour survivre au physicalisme. Pour continuer à exister, la philosophie, devant l’accaparement par les sciences du corps et de la nature, a créé un monde à part duquel elle serait maîtresse : la métaphysique. Elle a par cela stipulé que l’esprit n’était pas matériel, qu’il était d’une nature différente et qu’il n’obéissait pas aux mêmes lois physiques. La science a elle aussi sa part de responsabilité bien sûr car elle ne cesse de penser dans le cadre de cette métaphysique dualiste. On voit que c’est d’ailleurs sur ce paradigme que la distinction des sciences de la nature et des sciences de l’esprit s’est formée. 


Conséquence sur le traitement de l’animal 

Ainsi selon Derrida, nous avons vu que la philosophie n’a cessé de perpétuer une certaine vision de l’animal. Celui-ci n’est pas une altérité, il n’a pas de visage, de dignité. L’animal ne peut avoir de droit, il ne meurt pas, il cesse de vivre, on peut donc le sacrifier. Nous sommes aujourd’hui loin de la philosophie des indiens d’Amérique qui prônait de remercier le cerf dont on prenait la vie tout en lui expliquant son acte. L’homme fait des élevages intensifs de plus en plus inhumains, mais chacun ferme les yeux et ne veut pas savoir. L’homme ne veut pas voir la cruauté dont il fait preuve envers les animaux. Il nie, oublie, fait semblant de méconnaître cette violence. Notre rapport à l’animal est bien de l’ordre du pathologique, indéfendable donc dissimulé. Il y a bien des massacres et des génocides d’animaux, selon Derrida. Car on sait que la question philosophique n’est pas de se demander si l’animal peut raisonner, mais s’il peut souffrir. Et l’homme connaît la réponse c’est pourquoi il ressent  un malaise devant l’animal, comme Derrida qui se promène nu devant son chat. Tout homme, tout philosophe qui accorde à l’animal un statut d’objet ne s’est pas vu être vu par l’animal : 

« ...rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat. » p.28

« L’animal nous regarde, nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là. » p.50

Une autre vision de l’ « animot » : 
Avec Derrida, nous avons le devoir de dénoncer cet assujettissement de l’ « animot » et de briser en quelque sorte le dualisme qui sépare les humains des autre êtres vivants. Nous avons pour l’instant pointé plusieurs responsables : le christianisme, la science et la philosophie. Mais il serait faux de dire qu’aucun philosophe n’a su regarder l’animal comme il est, sans malaise. Si l'on excepte Derrida, Schopenhauer, Nietzsche, Tarde, Bergson, Simondon, Deleuze, James, Whitehead ou encore Jonas ont accordé sa véritable place à l’animal, mais étrangement ils ont été considérés comme appartenant à un champ mineur de la philosophie comparé à la phénoménologie ou à la philosophie analytique. Pour découvrir une autre considération de l’animal nous allons nous intéresser à Montaigne et ainsi mieux comprendre cette exclusion qui, plus que sur une idée, repose avant tout sur un sentiment tenace. 

         Montaigne évoluant pourtant dans une époque très chrétienne dont on sait maintenant la responsabilité dans la séparation des vivants, a mis l’homme sur un pied d’égalité avec la bête en dénonçant son anthropocentrisme. Il a montré la ressemblance entre l’homme et l’animal en pensant ce dernier capable de raison et de sentiment. La seule différente existante serait alors de l’ordre de l’apparence corporelle, du « vêtement ». L’exclusion de l’animal tiendrait du fait que l’homme se sent justement semblable à lui mais qu’il ne le supporte pas. L’homme a donc constitué sa propre nature « sur le dos » des animaux, en leur refusant certaines caractéristiques qui deviendraient celles de l’essence de l’homme uniquement : pensée, conscience...  Montaigne ne juge pas les animaux inférieurs au contraire il donne même ce conseil aux hommes :  « il nous faut nous abêtir pour nous assagir ». L’animal est un modèle de naturalité, de sociabilité, de simplicité, et d’unité. Il rappelle pour lui, une appartenance commune au monde, à la vie et à la sensibilité, en créant des liens d’obligations mutuelles, et un devoir d’humanité envers chaque être. A ce devoir, l’homme semble préférer son orgueil de se sentir supérieur à tous les êtres. 
Ce que Montaigne nous explique c’est que, si l’homme s’est constitué comme un humain à part, ce n’est que pour être inhumain avec ceux auxquels il refuse l’humanité : les animaux et même les hommes qu’ils estiment sauvages. Une fois qu’il a mis les bêtes à part, l’homme est susceptible de mettre aussi à part les hommes qui ne présentent pas les mêmes formes naturelles ou sociales que lui. La distinction entre les hommes et les animaux est le support conceptuel de la différence entre, d’une part, les hommes dominants (soi-disant civilisés) et, d’autre part, les autres hommes jugés inférieurs. Les hommes en refusant la raison à d’autres êtres s’autorisent à assouvir leurs passions prédatrices envers eux : persécution, massacres, racisme, sexisme ou même spécisme... La fin d’une violence envers l’animal pourrait être un pas vers moins de violence entre les hommes. 
Nous comprenons donc à quel point la question du traitement des animaux est importante, non seulement pour leur seul bien-être, mais aussi pour le nôtre d’une manière détournée. Nous pouvons remarquer que la conception de l’animal chez Montaigne peut se rapprocher de la conception animiste, qui présuppose une intériorité commune à tous les être vivants, humains, plantes, animaux, seulement différencié par une apparence physique distincte. Nous comprenons donc que la violence envers les hommes ou les animaux naît de ce refus de cette intériorité chez l’autre. Cet autre n’est pas un autre, il est différent de moi, il m’est inférieur. On ne peut savoir véritablement si ce raisonnement est une excuse à posteriori qui permettrait à l’homme de servir ses propres intérêts sans égards pour les êtres qu’il lèse, ou si cette conception de l’autre motive véritablement ces violences. Mais même si nous ne voulons pas tomber dans l’extrême inverse en considérant les animaux comme étant capable d’une intelligence humaine, nous pouvons du moins reconnaître que la question, comme le disait Derrida, n’est pas là. 

L’idée de l’homme exception dans la nature ne tient plus, nous avons montré l’origine de cette conception qui est très loin d’être la plus partagée à la surface de la terre. De nouveaux ou d’anciens courants philosophiques et anthropologiques se sont élevés et convergent vers une nouvelle métaphysique de la nature. Une métaphysique, dans laquelle l’homme ne serait plus le seul survivant dans une nature sans vie entièrement mécanisée. Cette nouvelle conception suppose une extension de l’humanité ou de l’intériorité à tous les êtres vivants sans distinction. Ce qui serait la seule manière de permettre un sentiment de communauté et un respect entre les différentes espèces. Chaque être mérite le statut de personne. 

Puisque seul l’homme est capable de langage, et peut conter des histoires, il est temps qu’il conte avec la sienne celle des animaux et des autres êtres vivants de la nature. Car comme le dit le proverbe africain : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur » : 

Le Lion abattu par l'homme
On exposait une peinture
Où l'artisan avait tracé
Un Lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
"Je vois bien, dit-il, qu'en effet
On vous donne ici la victoire ;
Mais l'Ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre. "
Jean de LA FONTAINE



Bibliographie :

- Derrida, L'animal que donc je suis (amazon)

- Descola, Par delà culture et nature  (amazon)

- Descartes, Les Méditations Métaphysiques (wikipédia) 

Les Méditations Métaphysiques (texte intégral)

- Montaigne et les bêtes (pdf)

- référence : cours Anthropologie et Philosophie, Pierre Montebello


Illustration : Labyrinthe animal d'André Masson (1956)










Le mythe du progrès ! avec Herder

samedi 24 mai 2014


Le progrès semble être la quête essentielle de notre siècle. Il est une recherche constante d'une amélioration matérielle en vue d'une augmentation du bien-être. Mais, en plus d'une dimension matérielle, le progrès a d'autres dimensions insoupçonnées que nous allons analyser. Surtout nous verrons avec Herder que le progrès véhicule avec lui une certaine philosophie, un mythe. Herder est un philosophe allemand, du XVIIIe, qui fit une sévère critique de l'époque des Lumières dans laquelle il vivait ainsi que de la philosophie du progrès qui en était l'essence.


Il s'attaque avant tout à la conception dogmatique et inéluctable du progrès. Comme on dit, "on arrête pas le progrès"; et on ne sort pas non plus facilement de la philosophie qui l'accompagne. Ce que le philosophe critique c'est ce mythe de la progression continue des ténèbres vers la lumière qu'est la croyance dans le progrès. Pour lui, il est même "l'opium du siècle" qui brouille notre vision du présent, et entraîne avec lui diverses conséquences problématiques. 

La notion de progrès naît au XVIIe avec l'émergence de la science comme vision mécaniste de la nature. Descartes nous dit que son but est de se rendre maître et possesseur de cette nature. Le progrès a donc une dimension d'abord intellectuelle, il s'agit d'une avancée dans la connaissance du monde. Mais pas seulement, le but de ce progrès intellectuel est avant tout matériel, c'est-à-dire que c'est l'utilité en terme de l'amélioration des conditions de vie qui est recherchée. La finalité première est donc le bien-être et le confort. L'homme avec lui devient plus intelligent, même pour certain il devient plus homme car la raison semble être considérée comme la caractéristique première de l'humanité, nous différenciant des animaux. Par le progrès l'homme se réalise donc comme étant lui même et cela se matérialise par un accès à un niveau de vie plus élevé, preuve physique de cette évolution. On commence à entrevoir une des difficultés qui va de pair avec cette thèse, ceux qui n'ont pas accès à ce progrès sont-ils donc des sous-hommes ? 

Le progrès possède aussi des dimensions sociales et politiques. Plus qu'une recherche, il est aussi une réorganisation rationnelle de la société qui se manifeste par un développement économique basé sur le capitalisme. Le progrès change nos modes de vie comme on l'a vu, il crée de nouveaux besoins, de nouveaux objets de consommation. Il doit donc s'accompagner nécessairement du commerce, et de l'opulence qui en sont des caractéristiques essentielles. Encore une fois, il y a un clivage entre ceux qui peuvent se payer les derniers objets technologiques et ceux qui ne peuvent pas. Comment juge-t-on quelqu'un qui, aujourd'hui, n'a pas ou pire ne sait pas se servir d'un ordinateur ? Il nous semble qu'il appartient à une époque préhistorique. Entre lui et nous, entre les différentes générations, c'est comme si le temps s'était distendu pour créer des fossés infranchissables. Le progrès semble donc aussi changer notre rapport aux temps et à l'espace, avec la nouvelle vitesse qu'il permet et les changements radicaux qu'il induit. 


Mais le progrès a surtout une dimension morale plus profonde. Ce n'est pas qu'une amélioration matérielle mais aussi une amélioration morale qui est visée. L'homme avec le progrès s'arrache à la bestialité et à la cruauté en plus de la bêtise, il devient bon et pacifiste semble-t-il. Comment considérait-on les tribus qui vivaient encore au cœur des forêts quand on était un habitant d'un village ? Comme des sauvages. Il y a même des degrés dans cette moralisation entre les nomades, les habitants des villages, des villes et des grandes capitales. Il est coutume de dire que les parisiens ont ce sentiment de supériorité envers les "provinciaux". Il y a donc cette impression d'être meilleur quand on est à la dernière pointe du progrès, un nouveau système de valeur et de jugement est né, on est bon quand on est au cœur de l'actualité, on est mauvais, sauvage quand on est out, dépassé. Le progrès a remplacé les anciens modes de vies traditionnels par de nouvelles lois basées sur la consommation qui produisent une uniformisation du monde. 

On en vient donc à la dernière dimension du progrès, qui sans doute la plus pernicieuse. Le progrès, comme on le voit, se dédouble d'une philosophie du progrès qui est un nouveau culte. On peut dire que le progrès a donc une dimension structurellement religieuse car il permet une laïcisation de la providence en promettant un paradis terrestre possible et tellement proche qu'il est juste après le présent. Bientôt un monde meilleur sera possible, car l'évolution des hommes va dans le bon sens voilà la nouvelle croyance qui a remplacé les autres. L'homme devient de plus en plus citadin, civilisé, intelligent, et bon en se soumettant au progrès. Celui-ci se caractérise donc par un profond optimisme historique presque religieux (l'histoire va vers l'amélioration), et un optimisme anthropologique (l'homme devient meilleur). Pour devenir meilleur et gagner l'accès au paradis la seule chose qu'à a faire l'homme est de se tenir à la pointe du progrès, au cœur de cette actualité continue, au point le plus élevé de cet hyper-présent. 


Si le progrès produit un changement dans notre quotidien, il produit également un changement dans nos consciences. D'abord Histoire et Progrès sont devenus une seule et même chose. Nous sommes passés d'une conception cyclique de l'histoire alternant des phases de croissance et de décroissance, à une vision linéaire et totalisante de l'histoire qui va vers son mieux de manière continue. L'histoire est orientée vers un but qui est inéluctable et d'un optimisme traître. On peut citer les propos de Nicolas Sarkozy dans le Discours de Dakar du 26 juillet 2007  : "Le drame de l'Afrique c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain qui depuis des millénaires vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès." 

Ce discours illustre très bien notre propos, on y voit la confrontation de deux modèles, celui du progrès, et celui des traditions ; celui d'un monde cyclique et d'un monde linéaire. On y voit le regard condescendant de l'homme civilisé sur l'homme paysan. Si l'homme africain n'est pas entré dans l'histoire, c'est qu'il ne connaît pas le progrès ; s'il ne fait pas partie de l'aventure humaine, c'est qu'il est prisonnier d'un autre temps, celui des traditions immuables. 

On en vient donc à un second constat. Il s'est produit une inversion complète de la vision traditionnelle des âges de l'humanité. Pendant de longs millénaires, on a considéré que les Anciens étaient plus murs et avaient acquis une sagesse que n'ont pas les modernes. Dans la plupart des tribus encore existantes on se tourne encore vers les anciens du village pour prendre conseil, ce sont eux qui sont les garants du savoir acquis au fil des générations. Les traditions sont les règles qui en sont inspirées. Mais avec la venue du progrès cet ordre immuable s'est inversé, les Modernes sont devenus ceux qui savent, et les anciens sont obsolètes. Comment notre grand-mère qui ne connaît pas les immenses ressources d'internet pourrait-elle détenir un savoir sur la vie que nous n'avons pas ? Les hommes maintenant, et non plus seulement les objets, sont promis à l'obsolescence. 


Il est temps maintenant de voir les diverses conséquences de ces changements apportés par la philosophie du progrès. 

La philosophie du progrès est basée essentiellement sur une posture humaine condescendante. Celui qui connaît le progrès est supérieur aux autres, et ne peut afficher qu'un certain mépris vis-à-vis des civilisations, des anciens, des pauvres, paysans et provinciaux qui en sont exclus. Car la philosophie du progrès a son propre code de valeur, qui dessine deux camps distincts. Le progrès est traître justement parce qu'il porte avec lui les obligations de son acceptation. Si tu ne suis pas les dernières avancées, au mieux tu es dépassé, vivant dans un autre monde et un autre temps, au pire tu un es sauvage, plus un animal qu'un homme. C'est justement parce qu'on pense qu'il touche à l'essence même de l'homme, qu'il est difficilement récusable. 

De cette posture même découle cette analyse si optimiste du présent qui est illusoire. C'est la raison pour laquelle le progrès est en fait le culte d'un mythe. Cette foi en l'amélioration de l'homme et de ses conditions de vie entraîne une déformation et une falsifications du réel. Ces illusions, selon Herder empêchent de voir ce qui va mal dans notre siècle. C'est pourquoi il se lancera dans un combat contre ces visions simplistes et dangereuses de la philosophie du progrès dans "Une autre philosophie de l'histoire" (1774). En fait, pour ce philosophe, tout idée de progrès est même impossible, celui-ci n'est qu'une fiction inventée. Il y a une progression de l'humanité mais pas de perfectionnement. D'abord il critique l'idée que l'amélioration des conditions de vie rendrait l'homme meilleur au sens où il serait plus heureux, il ne faut pas confondre bonheur et confort. Mais si l'histoire ne peut pas être pour Herder un achèvement anthropologique, si les hommes du XXIe siècle ne peuvent se penser plus vertueux que leurs ancêtres, c'est par ce qu'ensuite "L’humanité ne reste jamais que l’humanité" (p. 79). Le progrès n'a aucune dimension morale intrinsèque. Mais il nous faut encore comprendre pourquoi. Pour ce philosophe allemand, tout perfectionnement est impossible car il est en contradiction avec un principe général qui est au cœur de sa pensée : le principe de compensation. « Le vaisseau humain ne saurait atteindre de perfection : il lui faut toujours perdre en avançant » (p.65). Pour la simple raison que tout ce qui est gagné sur un plan est perdu sur un autre. L'homme évolue bien, mais, en gagnant une vertu, il en abandonne toujours une autre, de plus chaque vertu a un côté négatif (on a les défauts de ses qualités comme on dit.). Ainsi on comprend que l'idée même de progrès dans ce cadre est un non-sens. On ne peut faire aucune hiérarchie entre les différents peuples et les différentes époques qui portent chacune leur vertu et leur maux, leur félicité propre et incomparable, leurs moments de gloire et de décroissance.


Cette illusion de progrès moral, conduit donc à ne pas voir clairement ce qui doit être changé dans son époque. Et elle entraîne ce mépris du passé et de l'obsolescence, peu importe les formes qu'ils prennent, en nous empêchant d'en voir les mérites et l'importance. Cette vision a plus de retombée que l'on pourrait croire sur notre présent. Le social qui se découpait avant en famille, se morcelle maintenant en individu simple. Entre les générations, du parent à l'enfant, il y a un clivage qui semble infranchissable. Les anciens obsolètes sont délaissés en maison de retraite. Les modes de vie traditionnels sont méprisés et délaissés par les jeunes des dernières tribus qui rejoignent les villes. Les jeunes mongols nomades, séduis par le mirage du progrès, se sédentarisent et laissent sombrer leur culture dans l'oubli. Il se produit une uniformisation des modes de vies ainsi qu'une perte de la diversité des différentes régions du monde. Ce mythe du progrès soutient notre époque entièrement et c'est lui que nous rencontrons sous différents masques à chaque coin du globe. Dans l'actualité criante qui nous presse de nous informer chaque jour, ou au travers des réseaux sociaux qui nous obligent à rester connectés chaque minute, de peur de laisser échapper ces dernières nouvelles de l'hyper-présent sans lesquelles nous ne semblons plus vivants. Cette philosophie nous offre de nouveaux codes universels qui sont ancrés dans des modes passagères plutôt que dans des traditions millénaires porteuses d'un sens plus profond. Les croyances religieuses sont balayées par cet optimiste niais et dangereux, comme la morale et les valeurs d'antan sont remplacées par une hiérarchie condescendante des hommes suivant leur accès aux progrès.


Bien sûr il ne s'agit pas de revenir à un ancien mode de vie ou à d'ancienne croyance dans un rejet complet du progrès. Les avancées technologiques ont eu des retombées favorables pour l'homme. Par exemple l'électricité et notamment l'éclairage des rues a fait beaucoup pour le recul de l'insécurité, bien plus que n'importe quel système policier. Il s'agit de vivre avec son temps et la culture de son propre pays mais en en ayant une connaissance lucide. Et, s'il le faut, en retrouvant du sens dans de nouvelles pratiques. Avec Herder, nous pouvons dès lors analyser notre époque et faire le tri dans ce que le progrès nous a apporté de bon et de mauvais en ne nous laissant pas enfermer dans sa philosophie dogmatique. Le plus important étant de ne pas nous laisser convaincre que le progrès permet une amélioration morale de l'homme qui rend acceptable cette posture condescendante de hiérarchisation. Le confort apporte-t-il vraiment le bonheur ? L'intelligence est-elle vraiment la caractéristique essentielle de l'homme ? Les civilisations passées et étrangères nous sont-elles vraiment inférieures ? Ne passons-nous pas à côté du plus important en restant connectés à cet hyper-présent ? Ne rentrons-nous pas dans une crise de sens en abandonnant les anciennes traditions ? Il ne suffit pas, pour aller vers le mieux, de se laisser porter sur la vague du progrès mais il faut plutôt se poser la bonne question : quelles dispositions prendre pour améliorer les failles de ce siècle qui est loin d'être parfait ?


référence : Cours sur Herder, Aurélien Berlan
illustration : Lichtenstein, piece throught chemistry

 

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