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Le mythe du progrès ! avec Herder

samedi 24 mai 2014


Le progrès semble être la quête essentielle de notre siècle. Il est une recherche constante d'une amélioration matérielle en vue d'une augmentation du bien-être. Mais, en plus d'une dimension matérielle, le progrès a d'autres dimensions insoupçonnées que nous allons analyser. Surtout nous verrons avec Herder que le progrès véhicule avec lui une certaine philosophie, un mythe. Herder est un philosophe allemand, du XVIIIe, qui fit une sévère critique de l'époque des Lumières dans laquelle il vivait ainsi que de la philosophie du progrès qui en était l'essence.


Il s'attaque avant tout à la conception dogmatique et inéluctable du progrès. Comme on dit, "on arrête pas le progrès"; et on ne sort pas non plus facilement de la philosophie qui l'accompagne. Ce que le philosophe critique c'est ce mythe de la progression continue des ténèbres vers la lumière qu'est la croyance dans le progrès. Pour lui, il est même "l'opium du siècle" qui brouille notre vision du présent, et entraîne avec lui diverses conséquences problématiques. 

La notion de progrès naît au XVIIe avec l'émergence de la science comme vision mécaniste de la nature. Descartes nous dit que son but est de se rendre maître et possesseur de cette nature. Le progrès a donc une dimension d'abord intellectuelle, il s'agit d'une avancée dans la connaissance du monde. Mais pas seulement, le but de ce progrès intellectuel est avant tout matériel, c'est-à-dire que c'est l'utilité en terme de l'amélioration des conditions de vie qui est recherchée. La finalité première est donc le bien-être et le confort. L'homme avec lui devient plus intelligent, même pour certain il devient plus homme car la raison semble être considérée comme la caractéristique première de l'humanité, nous différenciant des animaux. Par le progrès l'homme se réalise donc comme étant lui même et cela se matérialise par un accès à un niveau de vie plus élevé, preuve physique de cette évolution. On commence à entrevoir une des difficultés qui va de pair avec cette thèse, ceux qui n'ont pas accès à ce progrès sont-ils donc des sous-hommes ? 

Le progrès possède aussi des dimensions sociales et politiques. Plus qu'une recherche, il est aussi une réorganisation rationnelle de la société qui se manifeste par un développement économique basé sur le capitalisme. Le progrès change nos modes de vie comme on l'a vu, il crée de nouveaux besoins, de nouveaux objets de consommation. Il doit donc s'accompagner nécessairement du commerce, et de l'opulence qui en sont des caractéristiques essentielles. Encore une fois, il y a un clivage entre ceux qui peuvent se payer les derniers objets technologiques et ceux qui ne peuvent pas. Comment juge-t-on quelqu'un qui, aujourd'hui, n'a pas ou pire ne sait pas se servir d'un ordinateur ? Il nous semble qu'il appartient à une époque préhistorique. Entre lui et nous, entre les différentes générations, c'est comme si le temps s'était distendu pour créer des fossés infranchissables. Le progrès semble donc aussi changer notre rapport aux temps et à l'espace, avec la nouvelle vitesse qu'il permet et les changements radicaux qu'il induit. 


Mais le progrès a surtout une dimension morale plus profonde. Ce n'est pas qu'une amélioration matérielle mais aussi une amélioration morale qui est visée. L'homme avec le progrès s'arrache à la bestialité et à la cruauté en plus de la bêtise, il devient bon et pacifiste semble-t-il. Comment considérait-on les tribus qui vivaient encore au cœur des forêts quand on était un habitant d'un village ? Comme des sauvages. Il y a même des degrés dans cette moralisation entre les nomades, les habitants des villages, des villes et des grandes capitales. Il est coutume de dire que les parisiens ont ce sentiment de supériorité envers les "provinciaux". Il y a donc cette impression d'être meilleur quand on est à la dernière pointe du progrès, un nouveau système de valeur et de jugement est né, on est bon quand on est au cœur de l'actualité, on est mauvais, sauvage quand on est out, dépassé. Le progrès a remplacé les anciens modes de vies traditionnels par de nouvelles lois basées sur la consommation qui produisent une uniformisation du monde. 

On en vient donc à la dernière dimension du progrès, qui sans doute la plus pernicieuse. Le progrès, comme on le voit, se dédouble d'une philosophie du progrès qui est un nouveau culte. On peut dire que le progrès a donc une dimension structurellement religieuse car il permet une laïcisation de la providence en promettant un paradis terrestre possible et tellement proche qu'il est juste après le présent. Bientôt un monde meilleur sera possible, car l'évolution des hommes va dans le bon sens voilà la nouvelle croyance qui a remplacé les autres. L'homme devient de plus en plus citadin, civilisé, intelligent, et bon en se soumettant au progrès. Celui-ci se caractérise donc par un profond optimisme historique presque religieux (l'histoire va vers l'amélioration), et un optimisme anthropologique (l'homme devient meilleur). Pour devenir meilleur et gagner l'accès au paradis la seule chose qu'à a faire l'homme est de se tenir à la pointe du progrès, au cœur de cette actualité continue, au point le plus élevé de cet hyper-présent. 


Si le progrès produit un changement dans notre quotidien, il produit également un changement dans nos consciences. D'abord Histoire et Progrès sont devenus une seule et même chose. Nous sommes passés d'une conception cyclique de l'histoire alternant des phases de croissance et de décroissance, à une vision linéaire et totalisante de l'histoire qui va vers son mieux de manière continue. L'histoire est orientée vers un but qui est inéluctable et d'un optimisme traître. On peut citer les propos de Nicolas Sarkozy dans le Discours de Dakar du 26 juillet 2007  : "Le drame de l'Afrique c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain qui depuis des millénaires vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès." 

Ce discours illustre très bien notre propos, on y voit la confrontation de deux modèles, celui du progrès, et celui des traditions ; celui d'un monde cyclique et d'un monde linéaire. On y voit le regard condescendant de l'homme civilisé sur l'homme paysan. Si l'homme africain n'est pas entré dans l'histoire, c'est qu'il ne connaît pas le progrès ; s'il ne fait pas partie de l'aventure humaine, c'est qu'il est prisonnier d'un autre temps, celui des traditions immuables. 

On en vient donc à un second constat. Il s'est produit une inversion complète de la vision traditionnelle des âges de l'humanité. Pendant de longs millénaires, on a considéré que les Anciens étaient plus murs et avaient acquis une sagesse que n'ont pas les modernes. Dans la plupart des tribus encore existantes on se tourne encore vers les anciens du village pour prendre conseil, ce sont eux qui sont les garants du savoir acquis au fil des générations. Les traditions sont les règles qui en sont inspirées. Mais avec la venue du progrès cet ordre immuable s'est inversé, les Modernes sont devenus ceux qui savent, et les anciens sont obsolètes. Comment notre grand-mère qui ne connaît pas les immenses ressources d'internet pourrait-elle détenir un savoir sur la vie que nous n'avons pas ? Les hommes maintenant, et non plus seulement les objets, sont promis à l'obsolescence. 


Il est temps maintenant de voir les diverses conséquences de ces changements apportés par la philosophie du progrès. 

La philosophie du progrès est basée essentiellement sur une posture humaine condescendante. Celui qui connaît le progrès est supérieur aux autres, et ne peut afficher qu'un certain mépris vis-à-vis des civilisations, des anciens, des pauvres, paysans et provinciaux qui en sont exclus. Car la philosophie du progrès a son propre code de valeur, qui dessine deux camps distincts. Le progrès est traître justement parce qu'il porte avec lui les obligations de son acceptation. Si tu ne suis pas les dernières avancées, au mieux tu es dépassé, vivant dans un autre monde et un autre temps, au pire tu un es sauvage, plus un animal qu'un homme. C'est justement parce qu'on pense qu'il touche à l'essence même de l'homme, qu'il est difficilement récusable. 

De cette posture même découle cette analyse si optimiste du présent qui est illusoire. C'est la raison pour laquelle le progrès est en fait le culte d'un mythe. Cette foi en l'amélioration de l'homme et de ses conditions de vie entraîne une déformation et une falsifications du réel. Ces illusions, selon Herder empêchent de voir ce qui va mal dans notre siècle. C'est pourquoi il se lancera dans un combat contre ces visions simplistes et dangereuses de la philosophie du progrès dans "Une autre philosophie de l'histoire" (1774). En fait, pour ce philosophe, tout idée de progrès est même impossible, celui-ci n'est qu'une fiction inventée. Il y a une progression de l'humanité mais pas de perfectionnement. D'abord il critique l'idée que l'amélioration des conditions de vie rendrait l'homme meilleur au sens où il serait plus heureux, il ne faut pas confondre bonheur et confort. Mais si l'histoire ne peut pas être pour Herder un achèvement anthropologique, si les hommes du XXIe siècle ne peuvent se penser plus vertueux que leurs ancêtres, c'est par ce qu'ensuite "L’humanité ne reste jamais que l’humanité" (p. 79). Le progrès n'a aucune dimension morale intrinsèque. Mais il nous faut encore comprendre pourquoi. Pour ce philosophe allemand, tout perfectionnement est impossible car il est en contradiction avec un principe général qui est au cœur de sa pensée : le principe de compensation. « Le vaisseau humain ne saurait atteindre de perfection : il lui faut toujours perdre en avançant » (p.65). Pour la simple raison que tout ce qui est gagné sur un plan est perdu sur un autre. L'homme évolue bien, mais, en gagnant une vertu, il en abandonne toujours une autre, de plus chaque vertu a un côté négatif (on a les défauts de ses qualités comme on dit.). Ainsi on comprend que l'idée même de progrès dans ce cadre est un non-sens. On ne peut faire aucune hiérarchie entre les différents peuples et les différentes époques qui portent chacune leur vertu et leur maux, leur félicité propre et incomparable, leurs moments de gloire et de décroissance.


Cette illusion de progrès moral, conduit donc à ne pas voir clairement ce qui doit être changé dans son époque. Et elle entraîne ce mépris du passé et de l'obsolescence, peu importe les formes qu'ils prennent, en nous empêchant d'en voir les mérites et l'importance. Cette vision a plus de retombée que l'on pourrait croire sur notre présent. Le social qui se découpait avant en famille, se morcelle maintenant en individu simple. Entre les générations, du parent à l'enfant, il y a un clivage qui semble infranchissable. Les anciens obsolètes sont délaissés en maison de retraite. Les modes de vie traditionnels sont méprisés et délaissés par les jeunes des dernières tribus qui rejoignent les villes. Les jeunes mongols nomades, séduis par le mirage du progrès, se sédentarisent et laissent sombrer leur culture dans l'oubli. Il se produit une uniformisation des modes de vies ainsi qu'une perte de la diversité des différentes régions du monde. Ce mythe du progrès soutient notre époque entièrement et c'est lui que nous rencontrons sous différents masques à chaque coin du globe. Dans l'actualité criante qui nous presse de nous informer chaque jour, ou au travers des réseaux sociaux qui nous obligent à rester connectés chaque minute, de peur de laisser échapper ces dernières nouvelles de l'hyper-présent sans lesquelles nous ne semblons plus vivants. Cette philosophie nous offre de nouveaux codes universels qui sont ancrés dans des modes passagères plutôt que dans des traditions millénaires porteuses d'un sens plus profond. Les croyances religieuses sont balayées par cet optimiste niais et dangereux, comme la morale et les valeurs d'antan sont remplacées par une hiérarchie condescendante des hommes suivant leur accès aux progrès.


Bien sûr il ne s'agit pas de revenir à un ancien mode de vie ou à d'ancienne croyance dans un rejet complet du progrès. Les avancées technologiques ont eu des retombées favorables pour l'homme. Par exemple l'électricité et notamment l'éclairage des rues a fait beaucoup pour le recul de l'insécurité, bien plus que n'importe quel système policier. Il s'agit de vivre avec son temps et la culture de son propre pays mais en en ayant une connaissance lucide. Et, s'il le faut, en retrouvant du sens dans de nouvelles pratiques. Avec Herder, nous pouvons dès lors analyser notre époque et faire le tri dans ce que le progrès nous a apporté de bon et de mauvais en ne nous laissant pas enfermer dans sa philosophie dogmatique. Le plus important étant de ne pas nous laisser convaincre que le progrès permet une amélioration morale de l'homme qui rend acceptable cette posture condescendante de hiérarchisation. Le confort apporte-t-il vraiment le bonheur ? L'intelligence est-elle vraiment la caractéristique essentielle de l'homme ? Les civilisations passées et étrangères nous sont-elles vraiment inférieures ? Ne passons-nous pas à côté du plus important en restant connectés à cet hyper-présent ? Ne rentrons-nous pas dans une crise de sens en abandonnant les anciennes traditions ? Il ne suffit pas, pour aller vers le mieux, de se laisser porter sur la vague du progrès mais il faut plutôt se poser la bonne question : quelles dispositions prendre pour améliorer les failles de ce siècle qui est loin d'être parfait ?


référence : Cours sur Herder, Aurélien Berlan
illustration : Lichtenstein, piece throught chemistry

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