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Pourquoi l'homme ne se sent-il plus appartenir à la nature ?

mercredi 28 mai 2014


Do Kamo ou l'humanité vraie 

En ce qui concerne le rapport de l’homme à la nature, nous pouvons faire un constat : l’homme ne se sent plus appartenir à la nature. Elle ne semble plus le concerner, tout se passe comme s’il avait bâti son propre monde à part du reste des vivants : plantes et animaux. Nous connaissons aujourd’hui les risques du changement climatique et pourtant nous peinons à en prendre vraiment conscience et à agir comme il le faudrait pour s’en protéger. Il fut un temps où la nature était appréhendée comme une mère nourricière, une déesse et notre rapport à elle était de l’ordre du mystique. Pour les grecs de l’Antiquité, l’homme faisait encore pleinement partie de la nature et le monde était scintillant d’âmes. Mais depuis la révolution scientifique la nature et les animaux sont des êtres mécanisés obéissant à des lois physiques, des automates sans vie que l’homme a le droit de dominer et de sacrifier pour construire un monde « humain ». Nous pouvons dès lors nous demander d’où vient cette conception et si elle ne serait pas qu’une répartition arbitraire du monde qui a des conséquences néfastes. Il serait ensuite intéressant de voir quels rapports à l’animal cette conception suppose en reconnaissant le sort que nos sociétés contemporaines lui réservent. Et si une autre considération de l’animal serait possible, qui nous permettrait de vivre dans un monde non fragmenté. 


Une exception occidentale : 

Selon l’anthropologue Philippe Descola,  « tout humain se perçoit comme une unité mixte d’intériorité et de physicalité ». Dans toutes les sociétés humaines l’individu se perçoit comme l’union d’un corps ou principe de physicalité, et d’une intériorité, un esprit. Les autres existants, animaux, objets, sont caractérisés comme ayant ou n’ayant pas ces mêmes caractéristiques. Si l’homme ne se sent aujourd’hui plus appartenir à la nature, c’est qu’il se sent différent des autres existants, qu’il n’a pas les mêmes caractéristiques. Cela correspond à la conception naturaliste : il y a une continuité de la physicalité (une même matière compose tous les corps des vivants) mais une discontinuité de leurs intériorités. Seul l’homme est capable de conscience, et de langage ainsi l’intériorité humaine serait singulière et unique par rapport à l’universalité de la matière. Les animaux, les plantes, sont privés de cet esprit conscient qui caractérise l’homme, c’est la raison pour laquelle ce dernier se sent extérieur voir supérieur à la nature.
Mais pour Descola, le fait est, que cette conception est loin d’être universelle et naturelle. Ce n’est pas la conception naturaliste qui est la plus partagée mais celle de l’animisme, qui en est le contraire. Selon cette conception, il y a une multiplicité des physicalités mais une même intériorité partagée par tous les vivants. Tous les êtres ont des corps différents mais leur intériorité est la même sous une apparence physique différente. Ce qui les distingue entre eux ce sont leurs formes corporelles et leurs modes de vie uniquement. 
Nous comprenons alors que la distinction que l’homme fait entre lui et le reste de la nature n’est qu’une exception occidentale. Ce grand partage entre une nature universelle et une multiplicité de cultures humaines de l’autre, n’a rien de naturel. Car la majorité des peuples ne partagent pas cette vision de la nature. Ce que nous montre Descola, c’est que la plus grande partie de l’humanité n’a pas de frontière entre les hommes, les animaux et les plantes, entre les humains et les non-humains (comme chez les peuples de Nouvelle-Calédonie par exemple.) L’occident se caractérise alors par ce grand partage car nous sommes les seuls à faire cette distinction qui n’existe nulle part ailleurs et qui explique notre sentiment d’être une exception dans l’univers. Le naturalisme est en fait une conception exotique qui ne peut servir de norme pour juger les autres cultures. 


Origine de cette conception : 

Nous avons maintenant caractérisé et délimité ce qu’est le rapport de l’homme occidental à la nature, mais il est maintenant temps de comprendre quelle est l’origine de cette conception. 

Selon Pierre Hadot, Descola ou Derrida, le dualisme occidental aurait d’abord une origine chrétienne. Derrida dans son livre l’animal que donc je suis critique que le seul mot d’« animal » puisse être donné à l’ensemble de tous les être vivants qui sont pourtant divers et multiples. Il s’agit là d’un partage clair, une limite indivisible qui date de la Genèse. Dieu a donné l’ordre à Adan de nommer les animaux qui ont été créés pour le servir. Et derrière cette nomination, se cache donc le droit de la domination humaine sur les animaux.  Selon Descola, le christianisme apportera cette idée aux Modernes qu’ils sont extérieurs et supérieurs à la nature. Derrida pour y remédier propose alors de substituer au mot « animal » celui d’« animot ». Ainsi il donne à voir le pluriel d’animaux dans le singulier, et cette barrière du mot, du langage et de la nomination qui dresse la frontière entre animal et homme. 
Mais pour continuer avec Derrida, nous allons voir que la religion chrétienne n’est pas seule responsable de cette limite entre l’homme et le reste de la nature. En fait la naissance de la philosophie moderne est indissociable de cette croyance. Derrida proclame que depuis deux siècle un assujettissement sans précédent de l’animal a lieu. L’homme arrogant a créé une limite étanche dans la multitude des êtres entre lui et les animaux. Cette répartition a été systématiquement reproduite pour tout un courant philosophique de Descartes jusqu’à Heidegger, ayant des conséquences désastreuses sur le traitement des animaux. 
Descartes est d’abord celui qui tranche, celui qui établit clairement un découpage entre les vivants. Avec le cogito, il a prouvé l’existence de l’homme et a défini ce qu’il est, un être pensant. Il délimite également deux niveaux de réel : la substance pensante (l’esprit, l’âme), et la substance étendue (la matière). On comprend que ce découpage rend impossible une communauté entre les êtres vivants, en faisant de l’homme une exception dans la nature, et de l’animal une machine. Car selon lui, si nous pouvions construire un automate qui ressemblerait parfaitement à un animal, nous ne pourrions pas le différencier d’un véritable animal. Alors que si la même expérience était faite pour comparer un robot-homme et un homme, la différence entre les deux serait évidente. L’animal diffère de l’homme selon Descartes,  car il est d’abord sans réponse, sans langage, et il est surtout privé de « je », de conscience de soi et d’auto-référence, il ne peut penser. 

Cette distinction faite, elle ne sera pas remise en question par les philosophes qui ont suivi, comme Kant, Lévinas, Lacan, ou Heidegger. Il nous faut maintenant comprendre pourquoi les philosophes ont été contraints de faire ce grand partage. Le dualisme corps/esprit, ou nature/culture n’est en fait qu’une réponse pour survivre au physicalisme. Pour continuer à exister, la philosophie, devant l’accaparement par les sciences du corps et de la nature, a créé un monde à part duquel elle serait maîtresse : la métaphysique. Elle a par cela stipulé que l’esprit n’était pas matériel, qu’il était d’une nature différente et qu’il n’obéissait pas aux mêmes lois physiques. La science a elle aussi sa part de responsabilité bien sûr car elle ne cesse de penser dans le cadre de cette métaphysique dualiste. On voit que c’est d’ailleurs sur ce paradigme que la distinction des sciences de la nature et des sciences de l’esprit s’est formée. 


Conséquence sur le traitement de l’animal 

Ainsi selon Derrida, nous avons vu que la philosophie n’a cessé de perpétuer une certaine vision de l’animal. Celui-ci n’est pas une altérité, il n’a pas de visage, de dignité. L’animal ne peut avoir de droit, il ne meurt pas, il cesse de vivre, on peut donc le sacrifier. Nous sommes aujourd’hui loin de la philosophie des indiens d’Amérique qui prônait de remercier le cerf dont on prenait la vie tout en lui expliquant son acte. L’homme fait des élevages intensifs de plus en plus inhumains, mais chacun ferme les yeux et ne veut pas savoir. L’homme ne veut pas voir la cruauté dont il fait preuve envers les animaux. Il nie, oublie, fait semblant de méconnaître cette violence. Notre rapport à l’animal est bien de l’ordre du pathologique, indéfendable donc dissimulé. Il y a bien des massacres et des génocides d’animaux, selon Derrida. Car on sait que la question philosophique n’est pas de se demander si l’animal peut raisonner, mais s’il peut souffrir. Et l’homme connaît la réponse c’est pourquoi il ressent  un malaise devant l’animal, comme Derrida qui se promène nu devant son chat. Tout homme, tout philosophe qui accorde à l’animal un statut d’objet ne s’est pas vu être vu par l’animal : 

« ...rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat. » p.28

« L’animal nous regarde, nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là. » p.50

Une autre vision de l’ « animot » : 
Avec Derrida, nous avons le devoir de dénoncer cet assujettissement de l’ « animot » et de briser en quelque sorte le dualisme qui sépare les humains des autre êtres vivants. Nous avons pour l’instant pointé plusieurs responsables : le christianisme, la science et la philosophie. Mais il serait faux de dire qu’aucun philosophe n’a su regarder l’animal comme il est, sans malaise. Si l'on excepte Derrida, Schopenhauer, Nietzsche, Tarde, Bergson, Simondon, Deleuze, James, Whitehead ou encore Jonas ont accordé sa véritable place à l’animal, mais étrangement ils ont été considérés comme appartenant à un champ mineur de la philosophie comparé à la phénoménologie ou à la philosophie analytique. Pour découvrir une autre considération de l’animal nous allons nous intéresser à Montaigne et ainsi mieux comprendre cette exclusion qui, plus que sur une idée, repose avant tout sur un sentiment tenace. 

         Montaigne évoluant pourtant dans une époque très chrétienne dont on sait maintenant la responsabilité dans la séparation des vivants, a mis l’homme sur un pied d’égalité avec la bête en dénonçant son anthropocentrisme. Il a montré la ressemblance entre l’homme et l’animal en pensant ce dernier capable de raison et de sentiment. La seule différente existante serait alors de l’ordre de l’apparence corporelle, du « vêtement ». L’exclusion de l’animal tiendrait du fait que l’homme se sent justement semblable à lui mais qu’il ne le supporte pas. L’homme a donc constitué sa propre nature « sur le dos » des animaux, en leur refusant certaines caractéristiques qui deviendraient celles de l’essence de l’homme uniquement : pensée, conscience...  Montaigne ne juge pas les animaux inférieurs au contraire il donne même ce conseil aux hommes :  « il nous faut nous abêtir pour nous assagir ». L’animal est un modèle de naturalité, de sociabilité, de simplicité, et d’unité. Il rappelle pour lui, une appartenance commune au monde, à la vie et à la sensibilité, en créant des liens d’obligations mutuelles, et un devoir d’humanité envers chaque être. A ce devoir, l’homme semble préférer son orgueil de se sentir supérieur à tous les êtres. 
Ce que Montaigne nous explique c’est que, si l’homme s’est constitué comme un humain à part, ce n’est que pour être inhumain avec ceux auxquels il refuse l’humanité : les animaux et même les hommes qu’ils estiment sauvages. Une fois qu’il a mis les bêtes à part, l’homme est susceptible de mettre aussi à part les hommes qui ne présentent pas les mêmes formes naturelles ou sociales que lui. La distinction entre les hommes et les animaux est le support conceptuel de la différence entre, d’une part, les hommes dominants (soi-disant civilisés) et, d’autre part, les autres hommes jugés inférieurs. Les hommes en refusant la raison à d’autres êtres s’autorisent à assouvir leurs passions prédatrices envers eux : persécution, massacres, racisme, sexisme ou même spécisme... La fin d’une violence envers l’animal pourrait être un pas vers moins de violence entre les hommes. 
Nous comprenons donc à quel point la question du traitement des animaux est importante, non seulement pour leur seul bien-être, mais aussi pour le nôtre d’une manière détournée. Nous pouvons remarquer que la conception de l’animal chez Montaigne peut se rapprocher de la conception animiste, qui présuppose une intériorité commune à tous les être vivants, humains, plantes, animaux, seulement différencié par une apparence physique distincte. Nous comprenons donc que la violence envers les hommes ou les animaux naît de ce refus de cette intériorité chez l’autre. Cet autre n’est pas un autre, il est différent de moi, il m’est inférieur. On ne peut savoir véritablement si ce raisonnement est une excuse à posteriori qui permettrait à l’homme de servir ses propres intérêts sans égards pour les êtres qu’il lèse, ou si cette conception de l’autre motive véritablement ces violences. Mais même si nous ne voulons pas tomber dans l’extrême inverse en considérant les animaux comme étant capable d’une intelligence humaine, nous pouvons du moins reconnaître que la question, comme le disait Derrida, n’est pas là. 

L’idée de l’homme exception dans la nature ne tient plus, nous avons montré l’origine de cette conception qui est très loin d’être la plus partagée à la surface de la terre. De nouveaux ou d’anciens courants philosophiques et anthropologiques se sont élevés et convergent vers une nouvelle métaphysique de la nature. Une métaphysique, dans laquelle l’homme ne serait plus le seul survivant dans une nature sans vie entièrement mécanisée. Cette nouvelle conception suppose une extension de l’humanité ou de l’intériorité à tous les êtres vivants sans distinction. Ce qui serait la seule manière de permettre un sentiment de communauté et un respect entre les différentes espèces. Chaque être mérite le statut de personne. 

Puisque seul l’homme est capable de langage, et peut conter des histoires, il est temps qu’il conte avec la sienne celle des animaux et des autres êtres vivants de la nature. Car comme le dit le proverbe africain : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur » : 

Le Lion abattu par l'homme
On exposait une peinture
Où l'artisan avait tracé
Un Lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
"Je vois bien, dit-il, qu'en effet
On vous donne ici la victoire ;
Mais l'Ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre. "
Jean de LA FONTAINE



Bibliographie :

- Derrida, L'animal que donc je suis (amazon)

- Descola, Par delà culture et nature  (amazon)

- Descartes, Les Méditations Métaphysiques (wikipédia) 

Les Méditations Métaphysiques (texte intégral)

- Montaigne et les bêtes (pdf)

- référence : cours Anthropologie et Philosophie, Pierre Montebello


Illustration : Labyrinthe animal d'André Masson (1956)










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