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Petite oasis de culture philosophique et littéraire

Venez chercher ici de petites doses de culture, sous la forme d'articles de philosophie ou d'extraits littéraire et comme le baobab déployez de nouvelles racines vers le ciel des idées.

Les trésors de la mer rouge - Romain Gary (folio)

samedi 24 mai 2014


De Djibouti au Yémen, Romain Gary sillonne les terres brûlées et hostiles pour en rapporter un témoignage d’une rare force. 




Un collectionneur d’âmes : 

« Les trésors que j’ai ramenés de là-bas sont immatériels et, lorsque la plume ne s’en saisit pas, ils disparaissent à jamais. Le romancier que je suis, amoureux de ces diamants éphémères, parfois très purs, parfois noirs, mais toujours uniques et bouleversants dans leur mystérieux éclat, est parti à leur recherche vers cette mine de richesse et de pauvreté inépuisable que l’on appelait jadis l’âme humaine - je dis « jadis », car le mot est passé de mode, avec son écho d’au-delà. » (p.11) 




Il faut lire ce livre d’une traite dans le calme d’une après-midi ensoleillée, pour accompagner pleinement Gary au fil des déserts et des villages de pierres blanches qui bordent la mer rouge. C’est ainsi qu’à chaque page tournée s’échappera un peu plus de sable des dunes mythiques qui étaient déjà là dans ces temps anciens que l’auteur nous conte. Ce qui le motive, lui, à combattre les duretés de ce climat et à nous emmener à sa suite à dos de chameau ou de moto, c’est de chercher ces âmes, trésors immatériels avant qu’elles ne s’enfouissent dans l’oubli. A travers son récit, nous rencontrons divers personnages tous habités par une même lumière, même si chacun se nourrit à un foyer différent. Mais ce que nous devinons surtout c’est le mirage de l’idéal des colonies, aujourd’hui perdu, qui pourtant reste vivant comme folie chez certains de ces ultimes résistants luttant pour sortir l’Afrique du chaos où le colonialisme l’a laissée. Si Gary continue finalement de serpenter entre ces hallucinés, c’est pour trouver l’ultime quête de son voyage dans les yeux d’une enfant habillée d’émeraude et d’or. 

« Voilà cinq semaines que je rôde autour de la mer Rouge dans cette quête inlassable que je poursuis depuis que j’ai l’âge d’homme et qui m’a valu, dans le New York Times,  le titre bizarre de collectionneur d’âmes... La puissance conjuguée de sable et du soleil et d’une mer légendaire, à la fois attise et façonne ici des psychismes étranges qui vont de l’éclat le plus pur au noir le plus profond, et que je rêve de saisir leur unicité. Une chasse à tous les papillons de l’éphémère... Parfois, je sors mon carnet et je regarde les noms des spécimens que j’ai glanés sur mon chemin. » p.74 

« À ceux qui s’étonneront de voir un homme plus qu’adulte débarquer d’une boutre dans la fournaise de l’affreux port de Hodeïda, où tout semble cuire jour et nuit dans la graisse, et faire cinq cents kilomètres à moto à la poursuite d’un regard, je ne peux que répondre ceci : à chacun ses trésors. J’ai toujours été torturé par le goût de l’éphémère. D’un éphémère saisi, perpétué, sauvé... Je ne serais pas devenu un écrivain si je n’étais habité par un ange-démon qui me pousse à me pencher sur tout ce que guette déjà le temps avec des yeux d’oubli... » p.84


Quelques mots de ces derniers colons : 

« Nous mettons ici le point final à l’ère des empires coloniaux et nous veillons à ce que ce point soit lumineux... » p.20

« La plupart des gens ici meurent sans savoir qu’ils sont malades. Cette nature est un acte contre nature, on ne vit pas, on survit. (...) - La grande difficulté, dit Gossard, c’est de leur faire comprendre l’existence de la maladie. Pour eux, la souffrance c’est normal... Lorsque la douleur devient intolérable, alors seulement ils font appel à nous... Neuf fois sur dix, c’est trop tard... » p.25/26 

« Quand je fais une tournée et que je vois un vieillard, c’est comme si on me faisait un cadeau... Tu sais ce que je veux leur donner ici ? Des cheveux blancs. Plus je verrai de cheveux blancs dans le bled, et plus je me sentirais riche. Si la France part d’ici en laissant derrière elle quelques milliers de beaux vieillards, je saurai que j’ai fait quelque chose de plus dans ma vie que trente romans policiers... » p.55 

« Cet homme n’est pas fou. Il sait. Il s’est réfugié dans la folie, vit en elle, par refus de la réalité. Il repousse corps et âme la réalité du monde qui l’a dépossédé de sa foi, de son amour, de tout ce qu’il y avait à donner... À Paris, un psychiatre devait me dire : « il y a des aliénés qui choisissent la folie et la défendent avec une force, une continuité à toute épreuve - on a parfois appelé cela « une folie sacrée »... C’est d’une puissance qui décuple les forces d’un homme - ce qu’il leur faut pour survivre… Privez les de leur folie, rendez-les à la réalité, et ils se suicident ou vivent comme des légumes, sans trace d’humain... » p.67


toutes ces manières de dire le soleil enragé et les plaines chaotiques : 

« De Suez à l’Éthiopie, de La Mecque à l’océan Indien, les côtes désertiques nourrissent de leur vide une poésie étrange comme un chant silencieux de l’Islam. » p.32

« Tout ici vous offre l’image de ce que sera un jour le point final de l’histoire de l’homme... » p. 34

« La sécheresse et le déluge battent la coulpe de ce pays où tout semble né pour le châtiment. Pourquoi des hommes ont-ils choisi de vivre ici ? Quel plus cruel ennemi que cette terre fuyaient-ils ? À quel inimaginable destin cherchaient-ils à échapper pour que cette hostilité géologique pût leur apparaître comme un refuge ? Personne n’a su me donner la réponse. » p.50 

« Les sables venaient sur nous de tous les côtés et l’oasis était là comme un oubli, une distraction, une négligence professionnelle du démon chargé de veiller à ce que tout fût poussière. » p.102


Première histoire : quand le chaos de matière cache la beauté 

« À cent kilomètres de là, l’amoncellement pierreux devient effrayant. On se prend à penser à quelque ruine et chute prodigieuse du ciel. La piste arrachée aux rocs serpente entre des pyramides de cailloux de lave qui se succèdent à l’infini, opposant à l'œil humain une éternité de mort qui nous parle des âges d’avant notre venue sur terre et de ceux qui se succéderont à notre disparition. Une géologie autre, comme venue d’ailleurs, tombée des mondes cosmiques. Plus trace de poussière. Impossible de décrire ce cataclysme pétrifié : les mots, le langage sont trop vivants... Le lieutenant arrête le babour. 
- Venez voir. 
J’escalade ces espèces de crânes noirs, aux trous béants comme des grimaces. Hamlet, ici n’oserait même plus se poser sa fameuse question... Il n’y a plus d’interpellation, d’interrogation possible face à ce triomphe absolu de la matière. Le lieutenant me précède, un marteau à la main. Il s’arrête, se baisse fait éclater ces têtes rondes de l’éternité...
Je reste bouche bée. 
À l’intérieur, c’est un foisonnement soudain de couleurs chatoyantes, d’une vie que chaque rayon de soleil irradie de splendeur. Rose, pourpre, bleu, violet... Chacune de ces prisons de matière recèle un arc-en-ciel. 
- Les géodes...
Si l’on faisait éclater ces milliards de poings infernaux qui sortent de cette mer de noirceur, ce monde calciné qui semble chargé de tous les deuils de la terre se mettrait à vivre sous nos yeux dans une explosion de couleurs, de la beauté de toutes nos émeraudes et de tous nos diamants, de tous les mondes enchantés de nos livres d’enfant... » p.59 


Seconde histoire : Ici est venu mourir l’honneur des hommes... 

« Je laisse à la Résidence mon garde du corps et reviens traîner dans les ténèbres du Quartier Trois. Les prostitués sur leurs chaises, sont à peine visibles, nuits sur fond de nuit. Parfois un militaire allume son briquet et regarde la fille de plus près, histoire de s’assurer qu’elle a tout de même un visage. Pour les légionnaires, les rapports sont plus personnels : ils passent des espèces de contrats d’exclusivité avec les filles... Leur santé y gagne. Pas de sollicitations : la nuit et le silence. 
Un regard brillant à ma droit : deux étoiles tombées qui se lèvent vers moi de la poussière... J’ai envie de lui parler, de savoir ce que peut-être cette vie de tout-à-l’égout. Je frotte une allumette : un beau visage luisant, un de ces visages éthiopiens longs et fins où se retrouve la marque de la première aristocratie du monde, celle de Ramsès et de Toutankhamon. Ne dit-on pas que ce peuple descend de l’ancienne Égypte ? Mais on est ici plus près des tombes que des pharaons...
La cabane sent la terre et l’herbe sèche, dans un grattement continu d’insectes rongeurs. Sur le sol où la lampe est posée dans un trou creusé, le passage furtif et fulgurant des lézards bleus... Il y a quelque chose d’immémorial dans cette tranchée primitive où se célèbre le rite le plus ancien de la terre : le repos du guerrier... 
Je n’ai pas le temps de dire un mot que déjà elle est nue, assisse sur le bord d’un lit de camp, les jambes ouvertes sur un sexe d’une noirceur à faire pâlir la nuit... 
Je demeure coi, saisi de stupeur : tout ce corps à soldats est couvert de signatures. Je dis bien, de signatures : des hommes ont fait tatouer leurs noms sur cette véritable pierre tombale sous laquelle reposent les rêves des hommes sans amour. Des noms, des dates, comme sur un lieu de passage. Je lis sur un sein : légionnaire Strauss, 1965 ; caporal Bianchi, 1967... Au dessus du sexe : Kriloff, roi des b... Où êtes-vous aujourd’hui caporal Bianchi, légionnaire Strauss et Kriloff, est-ce la seule marque que vous avez laissée de votre passage sur la terre ? Quelle mort vous a habités dans la vie ? 
Sur le dos, sur le ventre, des commentaires flatteurs et des précisions sur le fonctionnement de cette pauvre mécanique humaine : se laisse... S... bien. Je croyais avoir tout vu dans ma vie. Mais pas ces marques abominables de néant intérieur et d’un désespoir haineux, avec leurs relents de fosse commune et d’Eichmann. Tous ces graffitis sur cette tombe vivante, on pourrait les remplacer sur ces quelques mots : Ici est venu mourir l’honneur des hommes... 
Ce n’est plus la peine de l’interroger : j’ai eu toutes les réponses. Strauss, Bianchi, Kriloff, je sais maintenant comment, de quelle haine de soi-même sont nés le nazisme et Auschwitz... 
Je paye, je me lève. Elle s’inquiète ; une affreuse inquiétude féminine jusqu’au bout : 
- Pas assez jolie pour toi, missio ? 
Je lui ai pris la main, je l’ai baisée et je suis parti... » p.40 



Troisième histoire : exister hors de soi 

« Lorsque je repasse le lendemain au poste de contrôle pour récupérer la sacoche avec mes papiers, j’apprends que le sergent est parti en permission en emportant mon passeport, mes billets d’avion et mes travellers. (...) Quand revient-il ? Un haussement d’épaules... Je couche ma moto dans les fourrés, je m’assieds au bord de la route et je regarde passer la plus lente caravane d’Arabie : le temps... 
Je suis resté ainsi cinq ou six jours, peut-être d’avantage. Je n’étais attendu nulle part et - pourquoi ne pas l’avouer ? - j’éprouvais un étrange soulagement, mêlé à une sorte d’euphorie d’évasion et presque de conquête, pour avoir aussi atteint la forme d’existence la plus simple et la plus élémentaire, celle d’un vagabond assis au bord de la route. (...)
Autour de moi, tout était douceur. Ce pays que les anciens appelaient l’ « Arabie heureuse », est un sourire fait terre. Dans les fermes aux hautes tours assaillies par l’infanterie rageuse des cactus et des épineux, tours pareilles à d’immenses moulins à vent sans ailes, j’ai écouté les enfants jouer de ces airs des temps oubliés qui se transmettent de pipeau à pipeau depuis la Conquête et où se marient la prière arabe et le flamenco de Grenade. 
Le troisième jour - ou le cinquième - je me suis débarrassé de mes frusques et j’ai revêtu une jupe fouta et le fermier m’a ceint le front d’un bandeau blanc. Et savait-il lui-même que c’est un signe ancien d’intouchabilité, une proclamation d’hospitalité accordée ?... Jamais encore je n’avais éprouvé à ce point le sentiment de n’être personne, c’est-à-dire d’être enfin quelqu’un... L’habitude de n’être que soi-même finit pas nous priver totalement du reste du monde, de tous les autres ; « je », c’est la fin des possibilités... Je me mets à exister enfin hors de moi, dans un monde si entièrement dépourvu de ce caractère familier qui vous rend à vous-même, vous renvoie à vos petits foyers d’infection... J’avais enfin réussi ma transhumance. 
Assis de l’aube à la nuit au bord de la route, j’ai été ce vagabond yéménite que les rares voyageurs en auto regardaient avec curiosité et avec le sentiment réconfortant d’avoir échappé en naissant « bien » à cette sauvagerie et ce dénuement... J’ai eu droit ainsi, du fond de ma pouillerie, au regard de l’ambassadeur des États-Unis qui passait dans sa voiture et je suis heureux d’avoir pu enrichir l’expérience yéménite de ce fonctionnaire chinois qui s’est arrêté pour prendre une photo de moi, ce qui me procura un merveilleux sentiment d’authenticité.
J’étais plus fort que Houdini : enfermé pieds et poings liés, comme nous tous, au fond de moi-même et haïssant les limites ainsi imposées à mon appétit de vie ou plutôt de vies, j’étais parvenu, une chique de haschisch aidant, à m’enfuir de cette colonie pénitentiaire qui condamne à n’être que soi-même. (...)
Je sentis que j’avais enfin réussi ma vie. Une de mes vies, je veux dire : celle qui n’a duré que quelques instants au bord d’une route d’Arabie, parmi les cactus et les figuiers, et qui doit orner en ce moment de son pittoresque bien yéménite l’album de photos d’un communiste chinois... » p.109 


L’ultime Graal dans les yeux d’une petite fille : 

« Le visage ne serait qu’adorable s’il n’y avait ces yeux comme un puits sans fond où vit je ne sais quelle extraordinaire connaissance, quelque chose qui est à la fois sans âge et millénaire, quelque chose d’immémorial. Ce regard venait à moi de la plus haute antiquité et il ne venait pas seul. J’ai vu tout l’histoire de l’Arabie dans les yeux d’une petite fille, tout ce qui demeure vivant et invincible, là où la mort et le temps croient avoir fait leur œuvre d’oubli. (...) C’était soudain, comme si toutes les civilisations, que l’on dit disparues parce que leurs royaumes ont mordu la poussière, avaient secrètement manqué leur rendez-vous avec le néant. J’ai vu des caravanes chargées de myrrhe et d’encens partir vers la Grèce antique où Artémidore d’Éphèse, hanté toute sa vie par les royaumes du désert, décrit longuement les villes du Yemen dont les maisons « sont ornées d’ivoire, d’or, d’argent incrustées de pierre précieuses. » (...) 
Car de l’histoire le temps enterre peu à peu sous ses couches successives la réalité et l’atroce, pour n’en laisser qu’une sorte de beauté visuelle, formelle, au goût d’épopée et de légende... (...) 
J’ai longuement erré autour des tours trois fois millénaires dont je me suis bien gardé de demander la nature pour ne pas les priver de leur air de mystère et de leur obscure majesté. J’ai dormi dans des maisons bâties avec les pierres des lieux sacrés où avaient adoré leurs dieux aux noms perdus les premiers rois du monde. 


Mais c’est dans le regard d’une petite fille que j’ai rencontré vraiment ce qui reste des millénaires, des royaumes et des empires lorsqu’ils disparaissent au fond des siècles : l’indéfinissable survie d’un éphémère qui venait vers moi des temps les plus anciens, comme si courait à travers les âges le fil d’or d’une souveraineté humaine plus fabuleuse que tous les royaumes et plus forte que tous les néants. » p.120 


illustration : la femme afghane, photographie de Steve McCurry, couverture National Géographic juin 1985

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