Fourni par Blogger.

Contenu


Petite oasis de culture philosophique et littéraire

Venez chercher ici de petites doses de culture, sous la forme d'articles de philosophie ou d'extraits littéraire et comme le baobab déployez de nouvelles racines vers le ciel des idées.

Comment la peur de la mort peut-elle nous aider à mieux vivre ? - 10 textes

samedi 31 mai 2014


En serbe, la mort se dit « smrt », ce qui traduit mieux peut-être que le mot français, cette idée de la mort sifflant comme un serpent en guettant ses proies*. On dit que la peur de la mort est une angoisse purement humaine. Elle ne semble pas à première vue toucher les animaux du peu que nous savons de leur pensée. La mort reste même pour nous une menace lointaine, si nous n’y sommes directement confrontée. Pourtant, c’est une pensée que chacun a pu ressentir à une ou plusieurs occasions dans sa vie. Un sentiment fort s’empare de nous, et semble contracter tout notre corps, une peur irraisonnée de disparaître et de ne pas survivre à la nuit nait dans notre esprit, et nous paralyse. Mais de quoi avons-nous réellement peur ? La mort est un phénomène qui touche tout le monde, et pourtant nous ne savons rien d’elle. Nous avons tous perdu des êtres chers ou des animaux de compagnie auxquels nous étions attachés, mais il ne s’agit là même si c’est le plus douloureux que de la mort des autres. De la mort en tant que vécu nous ne savons rien, et personne n’en est revenu pour nous en donner un témoignage. Comme dit Socrate :"Qu'est-ce, en effet, que craindre la mort […] sinon se prétendre en possession d'un savoir que l'on n'a point? […] Car personne ne sait ce qu'est la mort, ni même si elle ne se trouve pas être pour l'homme le plus grand des biens, et pourtant les gens la craignent comme s'ils savaient parfaitement qu'il s'agit du plus grand malheur" La peur de la mort est donc en premier lieu une peur de l’inconnu. Mais elle est plus que cela, on ne peut savoir ce qu’est la mort et pourtant il semble que ceux qui n’ont pas la chance de croire à une résurrection quelconque, n’ont pas seulement une peur de l’inconnu mais aussi comme une peur du vide. La mort est le retour à la matière, à la non conscience, au rien et au néant, dont on peut difficilement se faire une idée mais qui suffit à éveiller chez nous de grandes angoisses. Quand on ne sera plus là, le monde continuera sans nous, et notre existence sombrera un jour dans l’oubli, comme si elle n’avait duré qu’un bref instant pareil à l’éclatement d’une bulle de savon. La mort nous renvoie donc à l’insignifiance de notre propre vécu et à l’éphémère de toute chose. Mais il ne s’agit pas ici de nous apitoyer sur notre sort, nous allons voir par différents extraits comment la mort fut considérée par différents auteurs, et comment nous pourrions changer notre conception d’elle et peut être mettre à profit cette peur pour mieux vivre.  


Pourquoi en premier lieu devrions-nous écouter notre peur de la mort ?  Nous ne connaissons rien d’elle, comme on a pu le lire plus haut dans cet extrait tiré de l’Apologie de Socrate. Le texte suivant du philosophe taoïste Tchouang-tseu (-400 av. JC) nous montre de plus que la mort est une transformation naturelle et donc qu’il ne servirait à rien d’en avoir peur ou de la pleurer. Si nous ne pensons pas au temps d’avant notre naissance, pourquoi craindre le temps d’après notre vie ? Voilà une première objection à notre crainte. 

« Lorsque la femme de Tchouang-tseu mourut et que Houei Che vint présenter ses condoléances, Tchouang-tseu était assis par terre les jambes écartées et chantait en tambourinant sur le cul d’une jarre. 
Houei Che lui dit : « Elle a été votre compagne, elle a élevé vos enfants, elle a vieilli avec vous. Il serait déjà choquant que vous ne pleuriez pas sa mort. Mais que vous chantiez en vous accompagnant sur une jarre, cela dépasse la mesure ! »
Tchouang-tseu répondit : « Nullement. Lorsqu’elle est morte, croyez-vous donc que je n’en ai pas été affligé ? Mais je me suis rendu compte qu’il fut un temps où sa vie n’était pas encore, où même aucune forme n’était encore apparue, où même aucun souffle ne s’était manifesté ; que quelque chose qui avait d’abord existé caché dans l’indistinction première s’était transformé en souffle, et avait pris forme, que cette forme s’était transformé et avait donné lieu à la vie et que maintenant, par une nouvelle transformation, elle avait passé dans la mort, exactement comme se suivent les quatre saisons, le printemps et l’automne, l’hiver et l’été. Elle repose en paix dans un caveau immense et moi, je sanglotais bruyamment auprès d’elle. Je me suis aperçu que c’était ne rien comprendre à la nécessité et je me suis arrêté. » 

De plus pourquoi avoir peur de la mort alors qu’elle pourrait être un plus grand bien que la vie ? C’est ce que se pose comme question ce second texte de Tchouang-tseu. 

« Se rendant à Chu, Tchouang-tseu aperçut un crâne desséché mais encore entier. Il le remua du bout de sa cravache et l'interrogea ainsi : 
"La passion de vivre t'a-t-elle fait commettre des excès, que tu en sois arrivé là? Ou en es-tu là parce que ton pays a été ruiné par la guerre? Parce que tu as été exécuté d'un coup de hache? Parce que tu as mal agi et que tu n'as pas supporté d'avoir déshonoré les tiens? Ou pour avoir souffert de la faim et du froid? Ou est-ce simplement que tes années étaient arrivées à leur terme?" 
Il se tut, amena le crâne à lui, s'en fit un oreiller et s'allongea pour dormir.
Au milieu de la nuit, le crâne lui apparut en rêve et lui dit : 
"Tes propos de tout à l'heure n'étaient que de la rhétorique. Tu as évoqué les servitudes auxquelles sont soumis les vivants, mais rien de tel n'existe plus dans la mort. Veux-tu que je te parle de la mort?" 
- "Je veux bien", dit Tchouang-tseu. 
Le crâne reprit : 
"Dans la mort, il n'y a plus ni prince au-dessus, ni sujets au-dessous, ni travaux des saisons. On est détaché de tout cela et l'on a pour soi la durée du Ciel et de la Terre. Même le plaisir royal de régner n'approche pas de cette joie-là. "
Tchouang-tseu fit, incrédule : "Si, à ma demande, le Maître des destinées était prêt à reconstituer ton corps, à te refaire les os, la chair, les muscles et la peau, à te rendre père, mère, femme, enfants, voisins et amis, accepterais-tu?"
Le crâne se rembrunit et répondit : 
"Comment pourrais-je renoncer à une joie royale pour me soumettre à nouveau aux peines de l'existence humaine ? »


La mort est un processus naturel inévitable, et on ne sait pas si elle ne pourrait être un bien, plutôt qu’un mal. Maintenant nous allons voir un autre rapport à la mort avec ce texte d’Epicure. Pour lui la mort ne peut être un mal car elle est d’abord une absence de sensation, il ne sert donc à rien de la redouter. 


« Maintenant habitue-toi à la pensée que la mort n’est rien pour nous, puisqu’il n’y a de bien et de mal que dans la sensation et la mort est absence de sensation. Par conséquent, si l’on considère avec justesse que la mort n’est rien pour nous, l’on pourra jouir de sa vie mortelle. On cessera de l’augmenter d’un temps infini et l’on supprimera le regret de n’être pas éternel. Car il ne reste plus rien d’affreux dans la vie quand on a parfaitement compris qu’il n’y a pas d’affres après cette vie. Il faut donc être sot pour dire avoir peur de la mort, non pas parce qu’elle serait un événement pénible, mais parce qu’on tremble en l’attendant. De fait, cette douleur, qui n’existe pas quand on meurt, est crainte lors de cette inutile attente !
Ainsi le mal qui effraie le plus, la mort, n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons la mort n’est pas là et lorsque la mort est là nous n’existons pas. Donc la mort n’est rien pour ceux qui sont en vie, puisqu’elle n’a pas d’existence pour eux, et elle n’est rien pour les morts, puisqu’ils n’existent plus. Mais la plupart des gens tantôt fuient la mort comme le pire des maux et tantôt l’appellent comme la fin des maux. Le philosophe ne craint pas l’inexistence, car l’existence n’a rien à voir avec l’inexistence, et puis l’inexistence n’est pas un méfait. »
Epicure, Lettre à Ménécée, trad. E. Boyancé P.U.F. 

Nous comprenons donc que la mort ne fera pas partit de notre vécu puisque quand elle se saisira de nous, nous ne serons déjà plus... Alors à quoi sert de s’en soucier ? Wittgenstein ne dit pas autre chose : 
 « La mort n'est pas un événement de la vie. On ne vit pas la mort. Si l'on entend par éternité non la durée infinie mais l'intemporalité, alors il a la vie éternelle celui qui vit dans le présent. Notre vie n'a pas de fin, comme notre champ de vision est sans frontière. » 

Tractatus logico-philosophicus (1921), 6.4311


Par ces textes, nous avons compris que la mort était un événement naturel, qui ne serait pas un mal pour nous, augmenté du fait qu’on ne la vivrait pas. Mais nos peurs sont-elles pour autant anéanties ? Selon Pierre Bayle, ces explications rationnelles ne se révèlent pas suffisante à effacer notre crainte légitime. 

« Épicure et Lucrèce supposent que la mort est une chose qui ne nous concerne pas, et à laquelle nous n’avons aucun intérêt. Ils concluent cela de ce qu’ils supposent que l’âme est mortelle, et par conséquent que l’homme ne sent plus rien après la séparation du corps et de l’âme. [...] 
Ces philosophes [...] supposent que l’homme ne craint la mort que parce qu’il se figure qu’elle est suivie d’un grand malheur positif. Ils se trompent, et ils n’apportent aucun remède à ceux qui regardent comme un grand mal la simple perte de la vie. L’amour de la vie est tellement enraciné dans le cœur de l’homme, que c’est un signe qu’elle est considérée comme un très grand bien ; d’où il s’ensuit que de cela seul que la mort enlève ce bien, elle est redoutée comme un très grand mal. À quoi sert de dire contre cette crainte : vous ne sentirez rien après votre mort ? Ne vous répondra-ton pas aussitôt, c’est bien assez que je sois privé de la vie que j’aime tant ; et si l’union de mon corps et de mon âme est un état qui m’appartient, et que je souhaite ardemment conserver, vous ne pouvez pas prétendre que la mort qui rompt cette union est une chose qui ne me regarde pas.

Concluons que l’argument d’Épicure et de Lucrèce n’était pas bien arrangé, et qu’il ne pouvait servir que contre la peur des peines de l’autre monde. Il y a une autre sorte de peur qu’ils devaient combattre ; c’est celle de la privation des douceurs de cette vie. »
Bayle Pierre, Dictionnaire historique et critique, 1697, article « Lucrèce », tome IX, Genève, Slatkine Reprints, 1969.

En effet, ces explications sur la mort ne peuvent nous empêcher de préférer la vie et de souffrir de sa perte possible. Une personne jeune qui se sait mourante, ne pourra s’empêcher de ressentir comme un sentiment d’injustice face à cette mort qu’il estime prématurée. Et comme nous le montre La Fontaine dans sa fable La mort et le mourant : « Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret ». Il arrive un âge où l’on voit partir les uns après les autres tous ceux que l’on a connus, cela nous apparaît comme un rappel de la mort à notre encontre, on sait que ce sera bientôt notre tour. Que l’on soit au printemps, ou à l’hiver de sa vie, la fin qui est proche ne nous est pas facile à supporter. Même les personnes les plus athées, dans les pires moments peuvent se tourner vers la croyance et la prière pour trouver un recours à leur peur. L’homme semble de tout temps avoir eu besoin de la possibilité hypothétique d’un après. Mais nous pouvons aussi nous apercevoir que nous regrettons avec un peu moins de peine peut-être ceux dont on sait qu’ils ont bien vécu, ceux qui ont fait leur temps et qui ont su profiter des douceurs de la vie, comme dit Bayle. La clef pour accepter la mort est donc sans doute dans la vie elle-même et dans notre façon de la vivre. 




Rêverie

Quand le paysan sème, et qu’il creuse la terre,
Il ne voit que son grain, ses bœufs et son sillon.
― La nature en silence accomplit le mystère, ―
Couché sur sa charrue, il attend sa moisson.

Quand sa femme, en rentrant le soir, à sa chaumière,
Lui dit : « Je suis enceinte », ― il attend son enfant.
Quand il voit que la mort va saisir son vieux père,
Il s’assoit sur le pied de la couche, et l’attend.

Que savons-nous de plus ?… et la sagesse humaine,
Qu’a-t-elle découvert de plus dans son domaine ?
Sur ce large univers elle a, dit-on, marché ;
Et voilà cinq mille ans qu’elle a toujours cherché !

Alfred de Musset — Poésies posthumes

Doit-on simplement attendre la mort comme ce paysan ? Musset a-t-il raison en pensant que la sagesse humaine ne peut nous être d’aucun secours ? Nous allons voir, que devant la certitude de notre fin, nous avons différentes manières de réagir. La philosophie, se présente depuis ses débuts comme une sorte de remède aux maux humains, elle permet cette distance de la réflexion sur les choses. Pour Cicéron d’abord, puis Montaigne, « philosopher, c’est apprendre à mourir ». Le paysan du poème est déjà un philosophe en n’essayant pas en vain d’échapper à ce qui lui arrive. Il attend que ses cultures poussent, il attend son enfant, et accepte la mort de son père avec dignité. Loin de se passer de la sagesse, il en a saisi l’essence en comprenant que rien ne sert de lutter contre ce qui est inévitable. Son attitude est très stoïcienne. Selon beaucoup de sagesses, la peur de la mort est la peur ultime. Le sage qui arrive à se débarrasser de cette crainte, gagne une liberté et une tranquillité d’esprit qui n’a pas d’égale comme l’illustre ce poème chinois. 

« Les affaires du monde ne sont que désordres
Mieux valent les montagnes et les collines
des pins qui cachent le soleil,
Une rivière encaissée, un long automne,
les nuages sur les crêtes qui forment un rideau,
La lune qui dans la nuit dessine un crochet
Et moi allongé sous des plantes grimpantes,
la tête sur une pierre qui me sert d'oreiller
je ne suis pas un homme qui se plie au pouvoir,
Pourquoi donc envierais-je le prestige des nobles ! 
Si la vie et la mort me laisse indifférent, 
De quoi pourrais-je encore encombrer mon esprit ! »

poème chan, de Wang Fanzhi (590-660)

En apprivoisant la peur de la mort, nous allons pouvoir vivre une vie plus sereine et plus intense. Comme nous allons le voir, la mort n’a pas que des mauvais côtés. Dans les enseignements d’un sorcier yaqui de Castaneda, Don juan dit à son disciple de toujours imaginer la mort à gauche de lui à la portée d’un bras seulement. A chaque fois que celui-ci se ferait du souci pour une chose, il devrait se tourner vers la mort et lui demander conseil. La mort est l’ultime conseillère pour vivre sa vie car elle a le pouvoir de relativiser tous ce qui pourrait nous arriver. Dans l’antiquité, on disait déjà, memento mori, souviens toi que tu es mortel. Rien ne peut avoir d’importance devant la mort, les choses retrouvent alors leurs justes valeurs, et tout en est simplifié. Elle nous oblige à révéler nos priorités, et à suivre notre voie. 
C’est ce que comprit Steeve Jobs à qui on décela un cancer du pancréas, qui peut-être considéré comme le cancer le plus foudroyant. Dans un discours pour la remise des diplôme de l’université de Stanford en 2005, il raconte ce que lui a appris cette expérience de proximité avec la mort : 

«  Ma troisième histoire concerne la mort. A l’âge de 17 ans, j’ai lu une citation qui disait à peu près ceci : « Si vous vivez chaque jour comme s’il était le dernier, vous finirez un jour par avoir raison. » Elle m’est restée en mémoire et, depuis, pendant les trente-trois années écoulées, je me suis regardé dans la glace le matin en me disant : « Si aujourd’hui était le dernier jour de ma vie, est-ce que j’aimerais faire ce que je vais faire tout à l’heure ? » Et si la réponse est non pendant plusieurs jours d’affilée, je sais que j’ai besoin de changement.
Avoir en tête que je peux mourir bientôt est ce que j’ai découvert de plus efficace pour m’aider à prendre des décisions importantes. Parce que presque tout – tout ce que l’on attend de l’extérieur, nos vanités et nos fiertés, nos peurs de l’échec – s’efface devant la mort, ne laissant que l’essentiel. Se souvenir que la mort viendra un jour est la meilleure façon d’éviter le piège qui consiste à croire que l’on a quelque chose à perdre. On est déjà nu. Il n’y a aucune raison de ne pas suivre son cœur.

Il y a un an environ, on découvrait que j’avais un cancer. A 7 heures du matin, le scanner montrait que j’étais atteint d’une tumeur au pancréas. Je ne savais même pas ce qu’était le pancréas. Les médecins m’annoncèrent que c’était un cancer probablement incurable, et que j’en avais au maximum pour six mois. Mon docteur me conseilla de rentrer chez moi et de mettre mes affaires en ordre, ce qui signifie : « Préparez-vous à mourir. » Ce qui signifie dire à ses enfants en quelques mois tout ce que vous pensiez leur dire pendant les dix prochaines années. Ce qui signifie essayer de faciliter les choses pour votre famille. En bref, faire vos adieux.
J’ai vécu avec ce diagnostic pendant toute la journée. Plus tard dans la soirée, on m’a fait une biopsie, introduit un endoscope dans le pancréas en passant par l’estomac et l’intestin. J’étais inconscient, mais ma femme, qui était présente, m’a raconté qu’en examinant le prélèvement au microscope, les médecins se sont mis à pleurer, car j’avais une forme très rare de cancer du pancréas, guérissable par la chirurgie. On m’a opéré et je vais bien.

Ce fut mon seul contact avec la mort, et j’espère qu’il le restera pendant encore quelques dizaines d’années. Après cette expérience, je peux vous le dire avec plus de certitude que lorsque la mort n’était pour moi qu’un concept purement intellectuel : personne ne désire mourir. Même ceux qui veulent aller au ciel n’ont pas envie de mourir pour y parvenir. Pourtant, la mort est un destin que nous partageons tous. Personne n’y a jamais échappé. Et c’est bien ainsi, car la mort est probablement ce que la vie a inventé de mieux. C’est le facteur de changement de la vie. Elle nous débarrasse de l’ancien pour faire place au neuf. En ce moment, vous représentez ce qui est neuf, mais un jour vous deviendrez progressivement l’ancien, et vous laisserez la place aux autres. Désolé d’être aussi dramatique, mais c’est la vérité.
Votre temps est limité, ne le gâchez pas en menant une existence qui n’est pas la vôtre. Ne soyez pas prisonnier des dogmes qui obligent à vivre en obéissant à la pensée d’autrui. Ne laissez pas le brouhaha extérieur étouffer votre voix intérieure. Ayez le courage de suivre votre cœur et votre intuition. L’un et l’autre savent ce que vous voulez réellement devenir. Le reste est secondaire. »

Ce que permet la mort, c’est le changement. Nous pourrions nous demander ce que serait une vie éternelle, sinon un ennui mortel. Les moments que nous vivons n’auraient pas l’importance qu’ils ont, car ils pourraient toujours être recommencés. La mort dans ce cadre pourrait nous apparaître presque comme une bénédiction. Si tout est changeant, il faut vivre au mieux chaque moment et ne pas gaspiller son énergie à se préoccuper de problèmes inutiles. Nous devons vivre le plus possible dans le présent, en profitant au maximum de chaque instant. 

« Le sérieux comprend que si la mort est une nuit, la vie est le jour, que si l’on ne peut travailler la nuit, on peut agir le jour, et comme le mot bref de la mort, l’appel concis, mais stimulant de la vie, c’est : aujourd’hui même. Car la mort envisagée dans le sérieux est une source d’énergie comme nulle autre ; elle rend vigilant comme rien d’autre. La mort incite l’homme charnel à dire : « Mangeons et buvons, car demain, nous mourrons ». Mais c’est là le lâche désir de vivre de la sensualité, ce méprisable ordre des choses où l’on vit pour manger et boire, et où l’on ne mange ni ne boit pour vivre. L’idée de la mort amène peut-être l’esprit plus profond à un sentiment d’impuissance où il succombe sans aucun ressort ; mais à l’homme animé de sérieux, la pensée de la mort donne l’exacte vitesse à observer dans la vie, et elle lui indique le but où diriger sa course. Et nul arc ne saurait être tendu ni communiquer à la flèche sa vitesse comme la pensée de la mort stimule le vivant dont le sérieux tend l’énergie. Alors le sérieux s’empare de l’actuel aujourd’hui même ; il ne dédaigne aucune tâche comme insignifiante ; il n’écarte aucun moment comme trop court. »
Sören Kierkegaard, Sur une tombe, in Kierkegaard, l’existence, p. 212, PUF.

Comme nous le disent ces deux auteurs, il faut vivre comme si on allait mourir demain, mais sans pour autant vivre une vie de flambeur. Au contraire, l’éphémère de la vie oblige à vivre également d’une manière responsable par égard à ce que l’on va laisser derrière soi : les conséquences de ses actions, ce que l’on a créé, ou le caractère de ses enfants. Par extension, nous continuerons à vivre par ces ouvrages, il importe donc d’y apporter du soin. Par de minimes actions même, ne pourrions pas rendre le monde un peu meilleur ou soulager quelques peines de notre temps ? Les artisans, artistes ou écrivains laisseront également peut-être des œuvres durables qui accompagneront et inspirons d’autres générations comme les divers textes que nous avons pu lire jusqu’à présent. Nos enfants ou ceux que nous avons connus, se souviendront de notre exemple et continueront peut-être ce qui nous tenait à cœur. Mener une vie éthique, agir en accord avec soi-même, permet sans doute d’aider à partir sans regret, conscient d’avoir bien vécu. De plus, comme nous ne pouvons savoir si une vie après la mort existe, nous pouvons croire tout de même à une réincarnation sur le plan physique, la matière de notre corps, retournera à la terre, et continuera sa transformation en nourrissant la matière d’un autre être vivant. 

La mort, par contraste rend la vie sacrée, elle est ce qui s’en va si vite, elle est ce qu’il faut préserver. L’impermanence des choses est ce qui leur donne leur valeur et leur beauté. Le nouveau peut alors émerger, et donner une énergie nouvelle de vivre. Comme on ne peut échapper à sa fin, il faut l’accepter et vivre au mieux conscient que rien de ce qui nous entoure, y compris nous, ne sera donc éternel. Une attitude humble devant la vie qui nous a été prêtée serait de rigueur, même si pour certains elle n’a pas la chance d’être longue, l’idée de la mort est l’ultime crainte qui peut nous aider à mieux vivre. 


C'est une chose étrange à la fin que le monde


C'est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d'incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croit
D'autres viennent Ils ont le cœur que j'ai moi-même
Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s'éteignent les voix

Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l'aube première
Il y aura toujours l'eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n'est le passant

C'est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont chez eux
Comme si ce n'était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre...

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici
N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle


Louis Aragon, (1897-1982), Les Yeux et la mémoire, 1954, 
Chant II, Que la vie en vaut la peine



* Nur, Arnaud Rykner.

illustration : le cri d'Edvard Munch 

Pourquoi l'homme ne se sent-il plus appartenir à la nature ?

mercredi 28 mai 2014


Do Kamo ou l'humanité vraie 

En ce qui concerne le rapport de l’homme à la nature, nous pouvons faire un constat : l’homme ne se sent plus appartenir à la nature. Elle ne semble plus le concerner, tout se passe comme s’il avait bâti son propre monde à part du reste des vivants : plantes et animaux. Nous connaissons aujourd’hui les risques du changement climatique et pourtant nous peinons à en prendre vraiment conscience et à agir comme il le faudrait pour s’en protéger. Il fut un temps où la nature était appréhendée comme une mère nourricière, une déesse et notre rapport à elle était de l’ordre du mystique. Pour les grecs de l’Antiquité, l’homme faisait encore pleinement partie de la nature et le monde était scintillant d’âmes. Mais depuis la révolution scientifique la nature et les animaux sont des êtres mécanisés obéissant à des lois physiques, des automates sans vie que l’homme a le droit de dominer et de sacrifier pour construire un monde « humain ». Nous pouvons dès lors nous demander d’où vient cette conception et si elle ne serait pas qu’une répartition arbitraire du monde qui a des conséquences néfastes. Il serait ensuite intéressant de voir quels rapports à l’animal cette conception suppose en reconnaissant le sort que nos sociétés contemporaines lui réservent. Et si une autre considération de l’animal serait possible, qui nous permettrait de vivre dans un monde non fragmenté. 


Une exception occidentale : 

Selon l’anthropologue Philippe Descola,  « tout humain se perçoit comme une unité mixte d’intériorité et de physicalité ». Dans toutes les sociétés humaines l’individu se perçoit comme l’union d’un corps ou principe de physicalité, et d’une intériorité, un esprit. Les autres existants, animaux, objets, sont caractérisés comme ayant ou n’ayant pas ces mêmes caractéristiques. Si l’homme ne se sent aujourd’hui plus appartenir à la nature, c’est qu’il se sent différent des autres existants, qu’il n’a pas les mêmes caractéristiques. Cela correspond à la conception naturaliste : il y a une continuité de la physicalité (une même matière compose tous les corps des vivants) mais une discontinuité de leurs intériorités. Seul l’homme est capable de conscience, et de langage ainsi l’intériorité humaine serait singulière et unique par rapport à l’universalité de la matière. Les animaux, les plantes, sont privés de cet esprit conscient qui caractérise l’homme, c’est la raison pour laquelle ce dernier se sent extérieur voir supérieur à la nature.
Mais pour Descola, le fait est, que cette conception est loin d’être universelle et naturelle. Ce n’est pas la conception naturaliste qui est la plus partagée mais celle de l’animisme, qui en est le contraire. Selon cette conception, il y a une multiplicité des physicalités mais une même intériorité partagée par tous les vivants. Tous les êtres ont des corps différents mais leur intériorité est la même sous une apparence physique différente. Ce qui les distingue entre eux ce sont leurs formes corporelles et leurs modes de vie uniquement. 
Nous comprenons alors que la distinction que l’homme fait entre lui et le reste de la nature n’est qu’une exception occidentale. Ce grand partage entre une nature universelle et une multiplicité de cultures humaines de l’autre, n’a rien de naturel. Car la majorité des peuples ne partagent pas cette vision de la nature. Ce que nous montre Descola, c’est que la plus grande partie de l’humanité n’a pas de frontière entre les hommes, les animaux et les plantes, entre les humains et les non-humains (comme chez les peuples de Nouvelle-Calédonie par exemple.) L’occident se caractérise alors par ce grand partage car nous sommes les seuls à faire cette distinction qui n’existe nulle part ailleurs et qui explique notre sentiment d’être une exception dans l’univers. Le naturalisme est en fait une conception exotique qui ne peut servir de norme pour juger les autres cultures. 


Origine de cette conception : 

Nous avons maintenant caractérisé et délimité ce qu’est le rapport de l’homme occidental à la nature, mais il est maintenant temps de comprendre quelle est l’origine de cette conception. 

Selon Pierre Hadot, Descola ou Derrida, le dualisme occidental aurait d’abord une origine chrétienne. Derrida dans son livre l’animal que donc je suis critique que le seul mot d’« animal » puisse être donné à l’ensemble de tous les être vivants qui sont pourtant divers et multiples. Il s’agit là d’un partage clair, une limite indivisible qui date de la Genèse. Dieu a donné l’ordre à Adan de nommer les animaux qui ont été créés pour le servir. Et derrière cette nomination, se cache donc le droit de la domination humaine sur les animaux.  Selon Descola, le christianisme apportera cette idée aux Modernes qu’ils sont extérieurs et supérieurs à la nature. Derrida pour y remédier propose alors de substituer au mot « animal » celui d’« animot ». Ainsi il donne à voir le pluriel d’animaux dans le singulier, et cette barrière du mot, du langage et de la nomination qui dresse la frontière entre animal et homme. 
Mais pour continuer avec Derrida, nous allons voir que la religion chrétienne n’est pas seule responsable de cette limite entre l’homme et le reste de la nature. En fait la naissance de la philosophie moderne est indissociable de cette croyance. Derrida proclame que depuis deux siècle un assujettissement sans précédent de l’animal a lieu. L’homme arrogant a créé une limite étanche dans la multitude des êtres entre lui et les animaux. Cette répartition a été systématiquement reproduite pour tout un courant philosophique de Descartes jusqu’à Heidegger, ayant des conséquences désastreuses sur le traitement des animaux. 
Descartes est d’abord celui qui tranche, celui qui établit clairement un découpage entre les vivants. Avec le cogito, il a prouvé l’existence de l’homme et a défini ce qu’il est, un être pensant. Il délimite également deux niveaux de réel : la substance pensante (l’esprit, l’âme), et la substance étendue (la matière). On comprend que ce découpage rend impossible une communauté entre les êtres vivants, en faisant de l’homme une exception dans la nature, et de l’animal une machine. Car selon lui, si nous pouvions construire un automate qui ressemblerait parfaitement à un animal, nous ne pourrions pas le différencier d’un véritable animal. Alors que si la même expérience était faite pour comparer un robot-homme et un homme, la différence entre les deux serait évidente. L’animal diffère de l’homme selon Descartes,  car il est d’abord sans réponse, sans langage, et il est surtout privé de « je », de conscience de soi et d’auto-référence, il ne peut penser. 

Cette distinction faite, elle ne sera pas remise en question par les philosophes qui ont suivi, comme Kant, Lévinas, Lacan, ou Heidegger. Il nous faut maintenant comprendre pourquoi les philosophes ont été contraints de faire ce grand partage. Le dualisme corps/esprit, ou nature/culture n’est en fait qu’une réponse pour survivre au physicalisme. Pour continuer à exister, la philosophie, devant l’accaparement par les sciences du corps et de la nature, a créé un monde à part duquel elle serait maîtresse : la métaphysique. Elle a par cela stipulé que l’esprit n’était pas matériel, qu’il était d’une nature différente et qu’il n’obéissait pas aux mêmes lois physiques. La science a elle aussi sa part de responsabilité bien sûr car elle ne cesse de penser dans le cadre de cette métaphysique dualiste. On voit que c’est d’ailleurs sur ce paradigme que la distinction des sciences de la nature et des sciences de l’esprit s’est formée. 


Conséquence sur le traitement de l’animal 

Ainsi selon Derrida, nous avons vu que la philosophie n’a cessé de perpétuer une certaine vision de l’animal. Celui-ci n’est pas une altérité, il n’a pas de visage, de dignité. L’animal ne peut avoir de droit, il ne meurt pas, il cesse de vivre, on peut donc le sacrifier. Nous sommes aujourd’hui loin de la philosophie des indiens d’Amérique qui prônait de remercier le cerf dont on prenait la vie tout en lui expliquant son acte. L’homme fait des élevages intensifs de plus en plus inhumains, mais chacun ferme les yeux et ne veut pas savoir. L’homme ne veut pas voir la cruauté dont il fait preuve envers les animaux. Il nie, oublie, fait semblant de méconnaître cette violence. Notre rapport à l’animal est bien de l’ordre du pathologique, indéfendable donc dissimulé. Il y a bien des massacres et des génocides d’animaux, selon Derrida. Car on sait que la question philosophique n’est pas de se demander si l’animal peut raisonner, mais s’il peut souffrir. Et l’homme connaît la réponse c’est pourquoi il ressent  un malaise devant l’animal, comme Derrida qui se promène nu devant son chat. Tout homme, tout philosophe qui accorde à l’animal un statut d’objet ne s’est pas vu être vu par l’animal : 

« ...rien ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un chat. » p.28

« L’animal nous regarde, nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là. » p.50

Une autre vision de l’ « animot » : 
Avec Derrida, nous avons le devoir de dénoncer cet assujettissement de l’ « animot » et de briser en quelque sorte le dualisme qui sépare les humains des autre êtres vivants. Nous avons pour l’instant pointé plusieurs responsables : le christianisme, la science et la philosophie. Mais il serait faux de dire qu’aucun philosophe n’a su regarder l’animal comme il est, sans malaise. Si l'on excepte Derrida, Schopenhauer, Nietzsche, Tarde, Bergson, Simondon, Deleuze, James, Whitehead ou encore Jonas ont accordé sa véritable place à l’animal, mais étrangement ils ont été considérés comme appartenant à un champ mineur de la philosophie comparé à la phénoménologie ou à la philosophie analytique. Pour découvrir une autre considération de l’animal nous allons nous intéresser à Montaigne et ainsi mieux comprendre cette exclusion qui, plus que sur une idée, repose avant tout sur un sentiment tenace. 

         Montaigne évoluant pourtant dans une époque très chrétienne dont on sait maintenant la responsabilité dans la séparation des vivants, a mis l’homme sur un pied d’égalité avec la bête en dénonçant son anthropocentrisme. Il a montré la ressemblance entre l’homme et l’animal en pensant ce dernier capable de raison et de sentiment. La seule différente existante serait alors de l’ordre de l’apparence corporelle, du « vêtement ». L’exclusion de l’animal tiendrait du fait que l’homme se sent justement semblable à lui mais qu’il ne le supporte pas. L’homme a donc constitué sa propre nature « sur le dos » des animaux, en leur refusant certaines caractéristiques qui deviendraient celles de l’essence de l’homme uniquement : pensée, conscience...  Montaigne ne juge pas les animaux inférieurs au contraire il donne même ce conseil aux hommes :  « il nous faut nous abêtir pour nous assagir ». L’animal est un modèle de naturalité, de sociabilité, de simplicité, et d’unité. Il rappelle pour lui, une appartenance commune au monde, à la vie et à la sensibilité, en créant des liens d’obligations mutuelles, et un devoir d’humanité envers chaque être. A ce devoir, l’homme semble préférer son orgueil de se sentir supérieur à tous les êtres. 
Ce que Montaigne nous explique c’est que, si l’homme s’est constitué comme un humain à part, ce n’est que pour être inhumain avec ceux auxquels il refuse l’humanité : les animaux et même les hommes qu’ils estiment sauvages. Une fois qu’il a mis les bêtes à part, l’homme est susceptible de mettre aussi à part les hommes qui ne présentent pas les mêmes formes naturelles ou sociales que lui. La distinction entre les hommes et les animaux est le support conceptuel de la différence entre, d’une part, les hommes dominants (soi-disant civilisés) et, d’autre part, les autres hommes jugés inférieurs. Les hommes en refusant la raison à d’autres êtres s’autorisent à assouvir leurs passions prédatrices envers eux : persécution, massacres, racisme, sexisme ou même spécisme... La fin d’une violence envers l’animal pourrait être un pas vers moins de violence entre les hommes. 
Nous comprenons donc à quel point la question du traitement des animaux est importante, non seulement pour leur seul bien-être, mais aussi pour le nôtre d’une manière détournée. Nous pouvons remarquer que la conception de l’animal chez Montaigne peut se rapprocher de la conception animiste, qui présuppose une intériorité commune à tous les être vivants, humains, plantes, animaux, seulement différencié par une apparence physique distincte. Nous comprenons donc que la violence envers les hommes ou les animaux naît de ce refus de cette intériorité chez l’autre. Cet autre n’est pas un autre, il est différent de moi, il m’est inférieur. On ne peut savoir véritablement si ce raisonnement est une excuse à posteriori qui permettrait à l’homme de servir ses propres intérêts sans égards pour les êtres qu’il lèse, ou si cette conception de l’autre motive véritablement ces violences. Mais même si nous ne voulons pas tomber dans l’extrême inverse en considérant les animaux comme étant capable d’une intelligence humaine, nous pouvons du moins reconnaître que la question, comme le disait Derrida, n’est pas là. 

L’idée de l’homme exception dans la nature ne tient plus, nous avons montré l’origine de cette conception qui est très loin d’être la plus partagée à la surface de la terre. De nouveaux ou d’anciens courants philosophiques et anthropologiques se sont élevés et convergent vers une nouvelle métaphysique de la nature. Une métaphysique, dans laquelle l’homme ne serait plus le seul survivant dans une nature sans vie entièrement mécanisée. Cette nouvelle conception suppose une extension de l’humanité ou de l’intériorité à tous les êtres vivants sans distinction. Ce qui serait la seule manière de permettre un sentiment de communauté et un respect entre les différentes espèces. Chaque être mérite le statut de personne. 

Puisque seul l’homme est capable de langage, et peut conter des histoires, il est temps qu’il conte avec la sienne celle des animaux et des autres êtres vivants de la nature. Car comme le dit le proverbe africain : « Tant que les lions n’auront pas leurs propres historiens, l’histoire de la chasse glorifiera toujours le chasseur » : 

Le Lion abattu par l'homme
On exposait une peinture
Où l'artisan avait tracé
Un Lion d'immense stature
Par un seul homme terrassé.
Les regardants en tiraient gloire.
Un Lion en passant rabattit leur caquet.
"Je vois bien, dit-il, qu'en effet
On vous donne ici la victoire ;
Mais l'Ouvrier vous a déçus :
Il avait liberté de feindre.
Avec plus de raison nous aurions le dessus,
Si mes confrères savaient peindre. "
Jean de LA FONTAINE



Bibliographie :

- Derrida, L'animal que donc je suis (amazon)

- Descola, Par delà culture et nature  (amazon)

- Descartes, Les Méditations Métaphysiques (wikipédia) 

Les Méditations Métaphysiques (texte intégral)

- Montaigne et les bêtes (pdf)

- référence : cours Anthropologie et Philosophie, Pierre Montebello


Illustration : Labyrinthe animal d'André Masson (1956)










Le mythe du progrès ! avec Herder

samedi 24 mai 2014


Le progrès semble être la quête essentielle de notre siècle. Il est une recherche constante d'une amélioration matérielle en vue d'une augmentation du bien-être. Mais, en plus d'une dimension matérielle, le progrès a d'autres dimensions insoupçonnées que nous allons analyser. Surtout nous verrons avec Herder que le progrès véhicule avec lui une certaine philosophie, un mythe. Herder est un philosophe allemand, du XVIIIe, qui fit une sévère critique de l'époque des Lumières dans laquelle il vivait ainsi que de la philosophie du progrès qui en était l'essence.


Il s'attaque avant tout à la conception dogmatique et inéluctable du progrès. Comme on dit, "on arrête pas le progrès"; et on ne sort pas non plus facilement de la philosophie qui l'accompagne. Ce que le philosophe critique c'est ce mythe de la progression continue des ténèbres vers la lumière qu'est la croyance dans le progrès. Pour lui, il est même "l'opium du siècle" qui brouille notre vision du présent, et entraîne avec lui diverses conséquences problématiques. 

La notion de progrès naît au XVIIe avec l'émergence de la science comme vision mécaniste de la nature. Descartes nous dit que son but est de se rendre maître et possesseur de cette nature. Le progrès a donc une dimension d'abord intellectuelle, il s'agit d'une avancée dans la connaissance du monde. Mais pas seulement, le but de ce progrès intellectuel est avant tout matériel, c'est-à-dire que c'est l'utilité en terme de l'amélioration des conditions de vie qui est recherchée. La finalité première est donc le bien-être et le confort. L'homme avec lui devient plus intelligent, même pour certain il devient plus homme car la raison semble être considérée comme la caractéristique première de l'humanité, nous différenciant des animaux. Par le progrès l'homme se réalise donc comme étant lui même et cela se matérialise par un accès à un niveau de vie plus élevé, preuve physique de cette évolution. On commence à entrevoir une des difficultés qui va de pair avec cette thèse, ceux qui n'ont pas accès à ce progrès sont-ils donc des sous-hommes ? 

Le progrès possède aussi des dimensions sociales et politiques. Plus qu'une recherche, il est aussi une réorganisation rationnelle de la société qui se manifeste par un développement économique basé sur le capitalisme. Le progrès change nos modes de vie comme on l'a vu, il crée de nouveaux besoins, de nouveaux objets de consommation. Il doit donc s'accompagner nécessairement du commerce, et de l'opulence qui en sont des caractéristiques essentielles. Encore une fois, il y a un clivage entre ceux qui peuvent se payer les derniers objets technologiques et ceux qui ne peuvent pas. Comment juge-t-on quelqu'un qui, aujourd'hui, n'a pas ou pire ne sait pas se servir d'un ordinateur ? Il nous semble qu'il appartient à une époque préhistorique. Entre lui et nous, entre les différentes générations, c'est comme si le temps s'était distendu pour créer des fossés infranchissables. Le progrès semble donc aussi changer notre rapport aux temps et à l'espace, avec la nouvelle vitesse qu'il permet et les changements radicaux qu'il induit. 


Mais le progrès a surtout une dimension morale plus profonde. Ce n'est pas qu'une amélioration matérielle mais aussi une amélioration morale qui est visée. L'homme avec le progrès s'arrache à la bestialité et à la cruauté en plus de la bêtise, il devient bon et pacifiste semble-t-il. Comment considérait-on les tribus qui vivaient encore au cœur des forêts quand on était un habitant d'un village ? Comme des sauvages. Il y a même des degrés dans cette moralisation entre les nomades, les habitants des villages, des villes et des grandes capitales. Il est coutume de dire que les parisiens ont ce sentiment de supériorité envers les "provinciaux". Il y a donc cette impression d'être meilleur quand on est à la dernière pointe du progrès, un nouveau système de valeur et de jugement est né, on est bon quand on est au cœur de l'actualité, on est mauvais, sauvage quand on est out, dépassé. Le progrès a remplacé les anciens modes de vies traditionnels par de nouvelles lois basées sur la consommation qui produisent une uniformisation du monde. 

On en vient donc à la dernière dimension du progrès, qui sans doute la plus pernicieuse. Le progrès, comme on le voit, se dédouble d'une philosophie du progrès qui est un nouveau culte. On peut dire que le progrès a donc une dimension structurellement religieuse car il permet une laïcisation de la providence en promettant un paradis terrestre possible et tellement proche qu'il est juste après le présent. Bientôt un monde meilleur sera possible, car l'évolution des hommes va dans le bon sens voilà la nouvelle croyance qui a remplacé les autres. L'homme devient de plus en plus citadin, civilisé, intelligent, et bon en se soumettant au progrès. Celui-ci se caractérise donc par un profond optimisme historique presque religieux (l'histoire va vers l'amélioration), et un optimisme anthropologique (l'homme devient meilleur). Pour devenir meilleur et gagner l'accès au paradis la seule chose qu'à a faire l'homme est de se tenir à la pointe du progrès, au cœur de cette actualité continue, au point le plus élevé de cet hyper-présent. 


Si le progrès produit un changement dans notre quotidien, il produit également un changement dans nos consciences. D'abord Histoire et Progrès sont devenus une seule et même chose. Nous sommes passés d'une conception cyclique de l'histoire alternant des phases de croissance et de décroissance, à une vision linéaire et totalisante de l'histoire qui va vers son mieux de manière continue. L'histoire est orientée vers un but qui est inéluctable et d'un optimisme traître. On peut citer les propos de Nicolas Sarkozy dans le Discours de Dakar du 26 juillet 2007  : "Le drame de l'Afrique c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire. Le paysan africain qui depuis des millénaires vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine, ni pour l'idée de progrès." 

Ce discours illustre très bien notre propos, on y voit la confrontation de deux modèles, celui du progrès, et celui des traditions ; celui d'un monde cyclique et d'un monde linéaire. On y voit le regard condescendant de l'homme civilisé sur l'homme paysan. Si l'homme africain n'est pas entré dans l'histoire, c'est qu'il ne connaît pas le progrès ; s'il ne fait pas partie de l'aventure humaine, c'est qu'il est prisonnier d'un autre temps, celui des traditions immuables. 

On en vient donc à un second constat. Il s'est produit une inversion complète de la vision traditionnelle des âges de l'humanité. Pendant de longs millénaires, on a considéré que les Anciens étaient plus murs et avaient acquis une sagesse que n'ont pas les modernes. Dans la plupart des tribus encore existantes on se tourne encore vers les anciens du village pour prendre conseil, ce sont eux qui sont les garants du savoir acquis au fil des générations. Les traditions sont les règles qui en sont inspirées. Mais avec la venue du progrès cet ordre immuable s'est inversé, les Modernes sont devenus ceux qui savent, et les anciens sont obsolètes. Comment notre grand-mère qui ne connaît pas les immenses ressources d'internet pourrait-elle détenir un savoir sur la vie que nous n'avons pas ? Les hommes maintenant, et non plus seulement les objets, sont promis à l'obsolescence. 


Il est temps maintenant de voir les diverses conséquences de ces changements apportés par la philosophie du progrès. 

La philosophie du progrès est basée essentiellement sur une posture humaine condescendante. Celui qui connaît le progrès est supérieur aux autres, et ne peut afficher qu'un certain mépris vis-à-vis des civilisations, des anciens, des pauvres, paysans et provinciaux qui en sont exclus. Car la philosophie du progrès a son propre code de valeur, qui dessine deux camps distincts. Le progrès est traître justement parce qu'il porte avec lui les obligations de son acceptation. Si tu ne suis pas les dernières avancées, au mieux tu es dépassé, vivant dans un autre monde et un autre temps, au pire tu un es sauvage, plus un animal qu'un homme. C'est justement parce qu'on pense qu'il touche à l'essence même de l'homme, qu'il est difficilement récusable. 

De cette posture même découle cette analyse si optimiste du présent qui est illusoire. C'est la raison pour laquelle le progrès est en fait le culte d'un mythe. Cette foi en l'amélioration de l'homme et de ses conditions de vie entraîne une déformation et une falsifications du réel. Ces illusions, selon Herder empêchent de voir ce qui va mal dans notre siècle. C'est pourquoi il se lancera dans un combat contre ces visions simplistes et dangereuses de la philosophie du progrès dans "Une autre philosophie de l'histoire" (1774). En fait, pour ce philosophe, tout idée de progrès est même impossible, celui-ci n'est qu'une fiction inventée. Il y a une progression de l'humanité mais pas de perfectionnement. D'abord il critique l'idée que l'amélioration des conditions de vie rendrait l'homme meilleur au sens où il serait plus heureux, il ne faut pas confondre bonheur et confort. Mais si l'histoire ne peut pas être pour Herder un achèvement anthropologique, si les hommes du XXIe siècle ne peuvent se penser plus vertueux que leurs ancêtres, c'est par ce qu'ensuite "L’humanité ne reste jamais que l’humanité" (p. 79). Le progrès n'a aucune dimension morale intrinsèque. Mais il nous faut encore comprendre pourquoi. Pour ce philosophe allemand, tout perfectionnement est impossible car il est en contradiction avec un principe général qui est au cœur de sa pensée : le principe de compensation. « Le vaisseau humain ne saurait atteindre de perfection : il lui faut toujours perdre en avançant » (p.65). Pour la simple raison que tout ce qui est gagné sur un plan est perdu sur un autre. L'homme évolue bien, mais, en gagnant une vertu, il en abandonne toujours une autre, de plus chaque vertu a un côté négatif (on a les défauts de ses qualités comme on dit.). Ainsi on comprend que l'idée même de progrès dans ce cadre est un non-sens. On ne peut faire aucune hiérarchie entre les différents peuples et les différentes époques qui portent chacune leur vertu et leur maux, leur félicité propre et incomparable, leurs moments de gloire et de décroissance.


Cette illusion de progrès moral, conduit donc à ne pas voir clairement ce qui doit être changé dans son époque. Et elle entraîne ce mépris du passé et de l'obsolescence, peu importe les formes qu'ils prennent, en nous empêchant d'en voir les mérites et l'importance. Cette vision a plus de retombée que l'on pourrait croire sur notre présent. Le social qui se découpait avant en famille, se morcelle maintenant en individu simple. Entre les générations, du parent à l'enfant, il y a un clivage qui semble infranchissable. Les anciens obsolètes sont délaissés en maison de retraite. Les modes de vie traditionnels sont méprisés et délaissés par les jeunes des dernières tribus qui rejoignent les villes. Les jeunes mongols nomades, séduis par le mirage du progrès, se sédentarisent et laissent sombrer leur culture dans l'oubli. Il se produit une uniformisation des modes de vies ainsi qu'une perte de la diversité des différentes régions du monde. Ce mythe du progrès soutient notre époque entièrement et c'est lui que nous rencontrons sous différents masques à chaque coin du globe. Dans l'actualité criante qui nous presse de nous informer chaque jour, ou au travers des réseaux sociaux qui nous obligent à rester connectés chaque minute, de peur de laisser échapper ces dernières nouvelles de l'hyper-présent sans lesquelles nous ne semblons plus vivants. Cette philosophie nous offre de nouveaux codes universels qui sont ancrés dans des modes passagères plutôt que dans des traditions millénaires porteuses d'un sens plus profond. Les croyances religieuses sont balayées par cet optimiste niais et dangereux, comme la morale et les valeurs d'antan sont remplacées par une hiérarchie condescendante des hommes suivant leur accès aux progrès.


Bien sûr il ne s'agit pas de revenir à un ancien mode de vie ou à d'ancienne croyance dans un rejet complet du progrès. Les avancées technologiques ont eu des retombées favorables pour l'homme. Par exemple l'électricité et notamment l'éclairage des rues a fait beaucoup pour le recul de l'insécurité, bien plus que n'importe quel système policier. Il s'agit de vivre avec son temps et la culture de son propre pays mais en en ayant une connaissance lucide. Et, s'il le faut, en retrouvant du sens dans de nouvelles pratiques. Avec Herder, nous pouvons dès lors analyser notre époque et faire le tri dans ce que le progrès nous a apporté de bon et de mauvais en ne nous laissant pas enfermer dans sa philosophie dogmatique. Le plus important étant de ne pas nous laisser convaincre que le progrès permet une amélioration morale de l'homme qui rend acceptable cette posture condescendante de hiérarchisation. Le confort apporte-t-il vraiment le bonheur ? L'intelligence est-elle vraiment la caractéristique essentielle de l'homme ? Les civilisations passées et étrangères nous sont-elles vraiment inférieures ? Ne passons-nous pas à côté du plus important en restant connectés à cet hyper-présent ? Ne rentrons-nous pas dans une crise de sens en abandonnant les anciennes traditions ? Il ne suffit pas, pour aller vers le mieux, de se laisser porter sur la vague du progrès mais il faut plutôt se poser la bonne question : quelles dispositions prendre pour améliorer les failles de ce siècle qui est loin d'être parfait ?


référence : Cours sur Herder, Aurélien Berlan
illustration : Lichtenstein, piece throught chemistry

Va vers ton risque ! avec Nietzsche



Nietzsche écrit, dans Par delà bien et mal, que ce que les nouveaux philosophes «  aimeraient réaliser de toutes leurs forces c’est le bonheur du troupeau pour tout le monde, le bonheur du troupeau qui pâture sa prairie, dans la sécurité, le bien-être, l’universel allègement de l’existence; (...) la souffrance elle-même, à leurs yeux, est une chose qu’il convient d’abolir » (§44) 

On retrouve ici les mots « bien-être, confort, sécurité » qui semblent être les buts après lesquels courent les sociétés actuelles. C’est ce que la publicité nous fait miroiter derrière chaque objet de consommation. Et comment pourrait-il en être autrement ? Qui ne veut pas plus de bonheur et moins de souffrance ? Cette question même ne se pose pas. Mais derrière ces mots, se dissimule une philosophie de vie qui est vendue avec car, avec la sécurité et le confort, on achète aussi la conservation de soi, la recherche de la facilité et la peur du risque. Pour caricaturer, le bonheur ou la vie même c'est de rester sagement chez soi, protégé de toutes les souffrances du monde. De ne suivre la pente que de ce qui est facile et sans effort. Mais est-ce vraiment là le meilleur idéal de vie ? Celui qui nous construira et fera de nous qui nous sommes ? C’est ce que nous pouvons légitimement nous demander. 
Si on a eu la chance d’avoir été épargné par les épreuves de la vie, il n’est pas difficile de regarder autour de soi, pour voir que ce sont rarement les moments les plus heureux qui nous ont vraiment transformés. Chacun connaît quelqu’un qui a été confronté à la maladie, à la précarité, ou la violence et qui, s’il s’en est relevé et devenu quelqu’un d’autre. Ces personnes nous disent : « S’il ne m’était pas arrivé cela, je n’en serais pas là aujourd’hui ». Que gagne-t-on alors dans la confrontation avec la difficulté ? 
Pour le savoir et comprendre ce qui pousse Nietzsche à penser qu’il n’y a pas de plus folle ambition que de vouloir abolir la souffrance (ibid, §225) il faut revenir à la conception de la vie de ce philosophe. Nietzsche va contre les biologistes et les philosophes dans la lignée de Darwin qui conçoivent la vie comme simple conservation de soi et adaptation aux circonstances. Pour lui la vie est « volonté de puissance. » Dans son idée, notre être, notre corps sont composés de pulsions et de passions qui sont constamment en conflit pour savoir laquelle arrivera à plier les autres pour les utiliser dans le sens de ses aspirations propres. L’être libre de cette configuration est celui qui impose à ces instincts la domination hiérarchique la plus rigoureuse. C’est ainsi que pour Nietzsche la vie ou la volonté de puissance, c’est la conquête, la création et le risque de soi. Pour avancer, l’homme doit se mettre en danger, non végéter dans la simple perpétuation de son patrimoine génétique. La vie n’est pas une quantité de vitalité qui est donné au départ mais une capacité qui se développe en surmontant les difficultés extérieures. Ainsi ce qu’on gagne à choisir la voix la plus difficile selon Nietzsche c’est de la vie même, de la volonté de puissance. 
Mais ce philosophe va plus loin encore, pour lui l’homme des temps démocratiques est devenu une bête domestiquée, fatiguée, faible, en un mot malade. Ce qui le pousse par une pensée des plus non consensuelle à faire l’apologie des guerres comme stimulant nécessaire à la vie dans Humain trop humain « La civilisation ne peut absolument pas se passer des passions, des vices et des méchancetés. — Lorsque les Romains parvenus à l’Empire furent un peu las des guerres, ils essayèrent de retirer de nouvelles forces des battues à la bête fauve, des combats de gladiateurs et des persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d’aujourd’hui, qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, prennent un autre moyen de recréer ces forces qui décroissent : ces périlleux voyages de découvertes, ces traversées, ces ascensions, entrepris, à ce qu’on dit, pour des buts scientifiques, en réalité pour rapporter chez eux des aventures, des dangers de toute nature, un supplément de force. On inventera sous diverses formes de pareils substituts de la guerre, mais peut-être feront-ils voir de plus en plus qu’une humanité d’une culture aussi élevée et par là même aussi fatiguée que l’est aujourd’hui l’Europe, a besoin non seulement des guerres, mais des plus terribles — partant de retours momentanés à la barbarie — pour ne pas dépenser en moyens de civilisation sa civilisation et son existence mêmes. » (§477)
Ce que l’on comprend, c’est que l’homme qui vit dans la sécurité du confort, devient « dégénéré » dans le sens premier du terme en passant d’une vie simple et dure, à la vie compliqué mais facile des temps modernes. Nietzsche dit encore « Appris à l’École de Guerre de la vie : ce qui ne me tue pas me fortifie. ». (Crépuscule des idoles §8) Ce que gagne l’homme conquérant c’est de la force et de la réalisation de soi, car la vraie valeur ne se gagne que dans l’effort contre les autres, et surtout contre soi-même. Celui qui a lutté contre ses ennemies extérieurs comme intérieurs, connaît ses pouvoirs et ses limites. C’est pourquoi « la nature forte à besoin de résistance à vaincre, par conséquent elle recherche ce qui lui résiste. » (Ecce Homo, §7 ) L’homme affranchi cherche donc  « la dureté, la violence, l’esclavage, le péril dans l’âme et dans le rue, les artifices, le stoïcisme, la tentation et les diableries de toutes sortes. (...)  tout ce qui est mauvais, terrible, tyrannique, tout ce qui chez l’homme tient de la bête de proie et du serpent sert tout aussi bien à l’élévation du type homme que son contraire. (Par delà bien et mal, §44). 
Ainsi dans la volonté d’abolir toute souffrance se cache le refus du risque qui est nécessaire à la vie en tant que conquête et création. Selon Nietzsche, il nous faut aspirer à vivre d’avantage. Qu’est l’homme qui a bravé la difficulté comparé à celui qui n’a fait que suivre sa pente tranquillement ? Si on ne peut pas dire qu’il est meilleur, il semble qu’en un sens il lui soit supérieur sur certains plans. Il se connaît mieux, il est plus fort et réalisé, mature. Bien sûr tout est à nuancer, il ne s’agit pas de verser dans les pratiques masochistes ou de risquer sa vie inutilement dans les actes les plus périlleux. Mais de comprendre que la recherche du bonheur à tout prix, et la fuite de toute difficulté et souffrance qui est dictée actuellement, n’est pas ce qui nous construira et nous apportera forcément les clefs de la félicité. L’homme, plus que le bien-être, recherche à éprouver du mal comme du bien, pour se sentir vivant. Et par la résistance, il devient plus libre en bravant ses peurs. Celui qui s’est confronté à ses démons, transforme ce qu’il a vécu de pire en ce qui lui arrive de meilleur. Il s’agit de comprendre la place et les bienfaits de la souffrance qui, comme les moments  de bien-être, sont nécessaires à la vie. Sans courir après forcément, il faut avant tout les accepter et trouver la force de se battre contre eux pour en sortir grandi. 

Nous pourrions maintenant illustrer les idées d’un penseur comme Nietzsche avec celles d’un homme d’action, qui a plus vécu que les autres, comme Olivier de Kersauson, marin reconnu, en proposant quelques extraits de son livre Le monde comme il me parle. Aussi éloigné que soient ces deux hommes, une même intuition les rapproche. 
« J’ai toujours, presque par philosophie, choisi dans ma vie la route la plus difficile. Le risque. L’extrême. C’est l’une des plus vieilles règles du monde que j’ai comprise lorsque je devais avoir 10 ou 12 ans : dans la vie, il y a toujours deux voies face à soi, une difficile, et l’autre facile. Si on emprunte la plus dure, on a toutes les chances de faire le bon choix. C’est presque une loi physique. La voix la plus dure construit. Il faut aller vers le plus dur, toujours. C’est comme à la guerre : on peut mourir à l’assaut des tranchées ou mourir en fuyant. Entre la balle dans le dos et la balle dans le cœur, j’ai toujours préféré l’idée de la balle dans le cœur. Le fait de vivre emmène obligatoirement dans des phases où l’on ne contrôle plus rien. Il s’agit de résister. C’est moins dangereux de risquer que de subir. La facilité, c’est l’impasse. Ce n’est pas le danger auquel on échappe qui procure du plaisir, c’est l’habileté avec laquelle nous y avons échappé - on peut appeler cette habileté de la chance. (p.7) 
« Les risques sont faits pour être pris- contrairement à ce que tout le monde dit. Le risque, il est biologique, si l’on préfère. Si on ne prend pas les risques, alors ce n’est pas la peine de vivre. Il faut, pour comprendre s’imaginer devant un panneau sur lequel il y a marqué le mot « risque ». La plupart des mecs vont barrer le mot. Moi, je le laisse. Le risque il fait partie de tout le reste. Il ne faut pas l’exclure. C’est vrai que sur mon panneau le mot est écrit en gros. Ou, plutôt, il est écrit en caractères plus ou moins gros en fonction du moment. La plupart de nos contemporains, en voyant ce mot-là, ils se mettent à hurler. Il ne sert pourtant à rien de vouloir le fuir .Est-ce qu’il n’est pas plus dangereux de ne pas risquer sa vie ? C’est la seule vraie question. Nos peurs sont elles ensemble justifiées et justifiables ? (p.65)  

Pour finir nous pouvons citer cet extrait de Rougeur des matinaux de René Char qui pourrait devenir notre nouvelle devise : 
Impose ta chance, 
Serre ton bonheur, 
Et va vers ton risque
 À te regarder, ils s’habitueront.



référence : cours sur Nietzsche et Bergson, Arnaud François


Les trésors de la mer rouge - Romain Gary (folio)


De Djibouti au Yémen, Romain Gary sillonne les terres brûlées et hostiles pour en rapporter un témoignage d’une rare force. 




Un collectionneur d’âmes : 

« Les trésors que j’ai ramenés de là-bas sont immatériels et, lorsque la plume ne s’en saisit pas, ils disparaissent à jamais. Le romancier que je suis, amoureux de ces diamants éphémères, parfois très purs, parfois noirs, mais toujours uniques et bouleversants dans leur mystérieux éclat, est parti à leur recherche vers cette mine de richesse et de pauvreté inépuisable que l’on appelait jadis l’âme humaine - je dis « jadis », car le mot est passé de mode, avec son écho d’au-delà. » (p.11) 




Il faut lire ce livre d’une traite dans le calme d’une après-midi ensoleillée, pour accompagner pleinement Gary au fil des déserts et des villages de pierres blanches qui bordent la mer rouge. C’est ainsi qu’à chaque page tournée s’échappera un peu plus de sable des dunes mythiques qui étaient déjà là dans ces temps anciens que l’auteur nous conte. Ce qui le motive, lui, à combattre les duretés de ce climat et à nous emmener à sa suite à dos de chameau ou de moto, c’est de chercher ces âmes, trésors immatériels avant qu’elles ne s’enfouissent dans l’oubli. A travers son récit, nous rencontrons divers personnages tous habités par une même lumière, même si chacun se nourrit à un foyer différent. Mais ce que nous devinons surtout c’est le mirage de l’idéal des colonies, aujourd’hui perdu, qui pourtant reste vivant comme folie chez certains de ces ultimes résistants luttant pour sortir l’Afrique du chaos où le colonialisme l’a laissée. Si Gary continue finalement de serpenter entre ces hallucinés, c’est pour trouver l’ultime quête de son voyage dans les yeux d’une enfant habillée d’émeraude et d’or. 

« Voilà cinq semaines que je rôde autour de la mer Rouge dans cette quête inlassable que je poursuis depuis que j’ai l’âge d’homme et qui m’a valu, dans le New York Times,  le titre bizarre de collectionneur d’âmes... La puissance conjuguée de sable et du soleil et d’une mer légendaire, à la fois attise et façonne ici des psychismes étranges qui vont de l’éclat le plus pur au noir le plus profond, et que je rêve de saisir leur unicité. Une chasse à tous les papillons de l’éphémère... Parfois, je sors mon carnet et je regarde les noms des spécimens que j’ai glanés sur mon chemin. » p.74 

« À ceux qui s’étonneront de voir un homme plus qu’adulte débarquer d’une boutre dans la fournaise de l’affreux port de Hodeïda, où tout semble cuire jour et nuit dans la graisse, et faire cinq cents kilomètres à moto à la poursuite d’un regard, je ne peux que répondre ceci : à chacun ses trésors. J’ai toujours été torturé par le goût de l’éphémère. D’un éphémère saisi, perpétué, sauvé... Je ne serais pas devenu un écrivain si je n’étais habité par un ange-démon qui me pousse à me pencher sur tout ce que guette déjà le temps avec des yeux d’oubli... » p.84


Quelques mots de ces derniers colons : 

« Nous mettons ici le point final à l’ère des empires coloniaux et nous veillons à ce que ce point soit lumineux... » p.20

« La plupart des gens ici meurent sans savoir qu’ils sont malades. Cette nature est un acte contre nature, on ne vit pas, on survit. (...) - La grande difficulté, dit Gossard, c’est de leur faire comprendre l’existence de la maladie. Pour eux, la souffrance c’est normal... Lorsque la douleur devient intolérable, alors seulement ils font appel à nous... Neuf fois sur dix, c’est trop tard... » p.25/26 

« Quand je fais une tournée et que je vois un vieillard, c’est comme si on me faisait un cadeau... Tu sais ce que je veux leur donner ici ? Des cheveux blancs. Plus je verrai de cheveux blancs dans le bled, et plus je me sentirais riche. Si la France part d’ici en laissant derrière elle quelques milliers de beaux vieillards, je saurai que j’ai fait quelque chose de plus dans ma vie que trente romans policiers... » p.55 

« Cet homme n’est pas fou. Il sait. Il s’est réfugié dans la folie, vit en elle, par refus de la réalité. Il repousse corps et âme la réalité du monde qui l’a dépossédé de sa foi, de son amour, de tout ce qu’il y avait à donner... À Paris, un psychiatre devait me dire : « il y a des aliénés qui choisissent la folie et la défendent avec une force, une continuité à toute épreuve - on a parfois appelé cela « une folie sacrée »... C’est d’une puissance qui décuple les forces d’un homme - ce qu’il leur faut pour survivre… Privez les de leur folie, rendez-les à la réalité, et ils se suicident ou vivent comme des légumes, sans trace d’humain... » p.67


toutes ces manières de dire le soleil enragé et les plaines chaotiques : 

« De Suez à l’Éthiopie, de La Mecque à l’océan Indien, les côtes désertiques nourrissent de leur vide une poésie étrange comme un chant silencieux de l’Islam. » p.32

« Tout ici vous offre l’image de ce que sera un jour le point final de l’histoire de l’homme... » p. 34

« La sécheresse et le déluge battent la coulpe de ce pays où tout semble né pour le châtiment. Pourquoi des hommes ont-ils choisi de vivre ici ? Quel plus cruel ennemi que cette terre fuyaient-ils ? À quel inimaginable destin cherchaient-ils à échapper pour que cette hostilité géologique pût leur apparaître comme un refuge ? Personne n’a su me donner la réponse. » p.50 

« Les sables venaient sur nous de tous les côtés et l’oasis était là comme un oubli, une distraction, une négligence professionnelle du démon chargé de veiller à ce que tout fût poussière. » p.102


Première histoire : quand le chaos de matière cache la beauté 

« À cent kilomètres de là, l’amoncellement pierreux devient effrayant. On se prend à penser à quelque ruine et chute prodigieuse du ciel. La piste arrachée aux rocs serpente entre des pyramides de cailloux de lave qui se succèdent à l’infini, opposant à l'œil humain une éternité de mort qui nous parle des âges d’avant notre venue sur terre et de ceux qui se succéderont à notre disparition. Une géologie autre, comme venue d’ailleurs, tombée des mondes cosmiques. Plus trace de poussière. Impossible de décrire ce cataclysme pétrifié : les mots, le langage sont trop vivants... Le lieutenant arrête le babour. 
- Venez voir. 
J’escalade ces espèces de crânes noirs, aux trous béants comme des grimaces. Hamlet, ici n’oserait même plus se poser sa fameuse question... Il n’y a plus d’interpellation, d’interrogation possible face à ce triomphe absolu de la matière. Le lieutenant me précède, un marteau à la main. Il s’arrête, se baisse fait éclater ces têtes rondes de l’éternité...
Je reste bouche bée. 
À l’intérieur, c’est un foisonnement soudain de couleurs chatoyantes, d’une vie que chaque rayon de soleil irradie de splendeur. Rose, pourpre, bleu, violet... Chacune de ces prisons de matière recèle un arc-en-ciel. 
- Les géodes...
Si l’on faisait éclater ces milliards de poings infernaux qui sortent de cette mer de noirceur, ce monde calciné qui semble chargé de tous les deuils de la terre se mettrait à vivre sous nos yeux dans une explosion de couleurs, de la beauté de toutes nos émeraudes et de tous nos diamants, de tous les mondes enchantés de nos livres d’enfant... » p.59 


Seconde histoire : Ici est venu mourir l’honneur des hommes... 

« Je laisse à la Résidence mon garde du corps et reviens traîner dans les ténèbres du Quartier Trois. Les prostitués sur leurs chaises, sont à peine visibles, nuits sur fond de nuit. Parfois un militaire allume son briquet et regarde la fille de plus près, histoire de s’assurer qu’elle a tout de même un visage. Pour les légionnaires, les rapports sont plus personnels : ils passent des espèces de contrats d’exclusivité avec les filles... Leur santé y gagne. Pas de sollicitations : la nuit et le silence. 
Un regard brillant à ma droit : deux étoiles tombées qui se lèvent vers moi de la poussière... J’ai envie de lui parler, de savoir ce que peut-être cette vie de tout-à-l’égout. Je frotte une allumette : un beau visage luisant, un de ces visages éthiopiens longs et fins où se retrouve la marque de la première aristocratie du monde, celle de Ramsès et de Toutankhamon. Ne dit-on pas que ce peuple descend de l’ancienne Égypte ? Mais on est ici plus près des tombes que des pharaons...
La cabane sent la terre et l’herbe sèche, dans un grattement continu d’insectes rongeurs. Sur le sol où la lampe est posée dans un trou creusé, le passage furtif et fulgurant des lézards bleus... Il y a quelque chose d’immémorial dans cette tranchée primitive où se célèbre le rite le plus ancien de la terre : le repos du guerrier... 
Je n’ai pas le temps de dire un mot que déjà elle est nue, assisse sur le bord d’un lit de camp, les jambes ouvertes sur un sexe d’une noirceur à faire pâlir la nuit... 
Je demeure coi, saisi de stupeur : tout ce corps à soldats est couvert de signatures. Je dis bien, de signatures : des hommes ont fait tatouer leurs noms sur cette véritable pierre tombale sous laquelle reposent les rêves des hommes sans amour. Des noms, des dates, comme sur un lieu de passage. Je lis sur un sein : légionnaire Strauss, 1965 ; caporal Bianchi, 1967... Au dessus du sexe : Kriloff, roi des b... Où êtes-vous aujourd’hui caporal Bianchi, légionnaire Strauss et Kriloff, est-ce la seule marque que vous avez laissée de votre passage sur la terre ? Quelle mort vous a habités dans la vie ? 
Sur le dos, sur le ventre, des commentaires flatteurs et des précisions sur le fonctionnement de cette pauvre mécanique humaine : se laisse... S... bien. Je croyais avoir tout vu dans ma vie. Mais pas ces marques abominables de néant intérieur et d’un désespoir haineux, avec leurs relents de fosse commune et d’Eichmann. Tous ces graffitis sur cette tombe vivante, on pourrait les remplacer sur ces quelques mots : Ici est venu mourir l’honneur des hommes... 
Ce n’est plus la peine de l’interroger : j’ai eu toutes les réponses. Strauss, Bianchi, Kriloff, je sais maintenant comment, de quelle haine de soi-même sont nés le nazisme et Auschwitz... 
Je paye, je me lève. Elle s’inquiète ; une affreuse inquiétude féminine jusqu’au bout : 
- Pas assez jolie pour toi, missio ? 
Je lui ai pris la main, je l’ai baisée et je suis parti... » p.40 



Troisième histoire : exister hors de soi 

« Lorsque je repasse le lendemain au poste de contrôle pour récupérer la sacoche avec mes papiers, j’apprends que le sergent est parti en permission en emportant mon passeport, mes billets d’avion et mes travellers. (...) Quand revient-il ? Un haussement d’épaules... Je couche ma moto dans les fourrés, je m’assieds au bord de la route et je regarde passer la plus lente caravane d’Arabie : le temps... 
Je suis resté ainsi cinq ou six jours, peut-être d’avantage. Je n’étais attendu nulle part et - pourquoi ne pas l’avouer ? - j’éprouvais un étrange soulagement, mêlé à une sorte d’euphorie d’évasion et presque de conquête, pour avoir aussi atteint la forme d’existence la plus simple et la plus élémentaire, celle d’un vagabond assis au bord de la route. (...)
Autour de moi, tout était douceur. Ce pays que les anciens appelaient l’ « Arabie heureuse », est un sourire fait terre. Dans les fermes aux hautes tours assaillies par l’infanterie rageuse des cactus et des épineux, tours pareilles à d’immenses moulins à vent sans ailes, j’ai écouté les enfants jouer de ces airs des temps oubliés qui se transmettent de pipeau à pipeau depuis la Conquête et où se marient la prière arabe et le flamenco de Grenade. 
Le troisième jour - ou le cinquième - je me suis débarrassé de mes frusques et j’ai revêtu une jupe fouta et le fermier m’a ceint le front d’un bandeau blanc. Et savait-il lui-même que c’est un signe ancien d’intouchabilité, une proclamation d’hospitalité accordée ?... Jamais encore je n’avais éprouvé à ce point le sentiment de n’être personne, c’est-à-dire d’être enfin quelqu’un... L’habitude de n’être que soi-même finit pas nous priver totalement du reste du monde, de tous les autres ; « je », c’est la fin des possibilités... Je me mets à exister enfin hors de moi, dans un monde si entièrement dépourvu de ce caractère familier qui vous rend à vous-même, vous renvoie à vos petits foyers d’infection... J’avais enfin réussi ma transhumance. 
Assis de l’aube à la nuit au bord de la route, j’ai été ce vagabond yéménite que les rares voyageurs en auto regardaient avec curiosité et avec le sentiment réconfortant d’avoir échappé en naissant « bien » à cette sauvagerie et ce dénuement... J’ai eu droit ainsi, du fond de ma pouillerie, au regard de l’ambassadeur des États-Unis qui passait dans sa voiture et je suis heureux d’avoir pu enrichir l’expérience yéménite de ce fonctionnaire chinois qui s’est arrêté pour prendre une photo de moi, ce qui me procura un merveilleux sentiment d’authenticité.
J’étais plus fort que Houdini : enfermé pieds et poings liés, comme nous tous, au fond de moi-même et haïssant les limites ainsi imposées à mon appétit de vie ou plutôt de vies, j’étais parvenu, une chique de haschisch aidant, à m’enfuir de cette colonie pénitentiaire qui condamne à n’être que soi-même. (...)
Je sentis que j’avais enfin réussi ma vie. Une de mes vies, je veux dire : celle qui n’a duré que quelques instants au bord d’une route d’Arabie, parmi les cactus et les figuiers, et qui doit orner en ce moment de son pittoresque bien yéménite l’album de photos d’un communiste chinois... » p.109 


L’ultime Graal dans les yeux d’une petite fille : 

« Le visage ne serait qu’adorable s’il n’y avait ces yeux comme un puits sans fond où vit je ne sais quelle extraordinaire connaissance, quelque chose qui est à la fois sans âge et millénaire, quelque chose d’immémorial. Ce regard venait à moi de la plus haute antiquité et il ne venait pas seul. J’ai vu tout l’histoire de l’Arabie dans les yeux d’une petite fille, tout ce qui demeure vivant et invincible, là où la mort et le temps croient avoir fait leur œuvre d’oubli. (...) C’était soudain, comme si toutes les civilisations, que l’on dit disparues parce que leurs royaumes ont mordu la poussière, avaient secrètement manqué leur rendez-vous avec le néant. J’ai vu des caravanes chargées de myrrhe et d’encens partir vers la Grèce antique où Artémidore d’Éphèse, hanté toute sa vie par les royaumes du désert, décrit longuement les villes du Yemen dont les maisons « sont ornées d’ivoire, d’or, d’argent incrustées de pierre précieuses. » (...) 
Car de l’histoire le temps enterre peu à peu sous ses couches successives la réalité et l’atroce, pour n’en laisser qu’une sorte de beauté visuelle, formelle, au goût d’épopée et de légende... (...) 
J’ai longuement erré autour des tours trois fois millénaires dont je me suis bien gardé de demander la nature pour ne pas les priver de leur air de mystère et de leur obscure majesté. J’ai dormi dans des maisons bâties avec les pierres des lieux sacrés où avaient adoré leurs dieux aux noms perdus les premiers rois du monde. 


Mais c’est dans le regard d’une petite fille que j’ai rencontré vraiment ce qui reste des millénaires, des royaumes et des empires lorsqu’ils disparaissent au fond des siècles : l’indéfinissable survie d’un éphémère qui venait vers moi des temps les plus anciens, comme si courait à travers les âges le fil d’or d’une souveraineté humaine plus fabuleuse que tous les royaumes et plus forte que tous les néants. » p.120 


illustration : la femme afghane, photographie de Steve McCurry, couverture National Géographic juin 1985
 

Suivre sur Facebook

Popular Posts